Jacob et Esaü, le long combat de la fraternité dans la Genèse
Cet article est paru dans le n°242 d’Initiales : On n’choisit pas sa famille ?
Jacob et Esaü passent leur vie à se supplanter l’un l’autre comme en témoigne le récit du livre de la Genèse au chapitre 25, versets 21-35. Comme si dans la fraternité, l’un semble toujours être de trop (thème essentiel de tout le livre de la Genèse). Pourquoi n’y aurait-il qu’un seul fils ? L’amour pour un seul est le chemin que Dieu prend pour qu’apparaisse son amour pour tous.
Quel plus grand bonheur pour une femme stérile que de voir ses espoirs et sa prière exaucés, son angoisse et sa honte effacés et d’attendre enfin un enfant ! Et pourtant, quand, après vingt ans d’une attente sans cesse déçue, sa stérilité est enfin vaincue, Rébecca ne peut se laisser aller à la joie de la maternité, tant les jumeaux qu’elle attend semblent se livrer bataille en son sein ! L’oracle qu’elle reçoit de la part du Seigneur ouvre et annonce le récit à venir « L’un sera plus fort que l’autre et le grand servira le petit » (Gn 25,23). Dès leur naissance, le récit se plaît à montrer à la fois leur unité (ils naissent reliés l’un à l’autre) et leur différence physique, comme pour mieux souligner ce que peuvent avoir d’artificiel pour des jumeaux les qualificatifs de aîné/cadet ou encore grand/petit, souvent fruits de délogements successifs dès le sein maternel. Le récit va être marqué par ce mal originaire des jumeaux qui recherchent sans cesse à la fois dans la rivalité et la ressemblance une place privilégiée et se heurtent au désir jamais comblé d’être unique. Le narrateur insiste sur tout ce qui les différencie et les sépare, leur physique et leur caractère, mais aussi l’espace où chacun se plaît, et surtout la préférence croisée de chacun des parents pour l’un des deux jumeaux, Isaac pour Esaü, Rébecca pour Jacob (25,28).
Droit d’aînesse échangé et bénédiction volée
Après avoir bien souligné leurs différences, le récit va s’ingénier à brouiller les rôles et les spécificités de chacun. Dans l’épisode de la vente du droit d’aînesse, chacun est intéressé par ce que l’autre a : celui qui a le droit d’aînesse n’y tient pas, celui qui y tient ne l’a pas. Celui qui se sent près de mourir n’a rien pour apaiser sa soif, son frère a la bouillie de lentilles qui peut le sauver. Au final, l’aîné reste l’aîné, mais sans le droit que le cadet obtient, tout en restant le cadet. Une des spécificités s’efface en même temps que la différence entre les frères devient plus floue.
La bénédiction volée va pousser encore plus loin la confusion. Le thème de l’éviction du premier fils est constant dans la Bible. Comme Abraham avec Ismaël, Isaac est prisonnier de l’évidence que la première place revient à l’aîné. Mais Rébecca tire de la prophétie reçue la certitude que l’élection n’est pas liée au droit de naissance, ni la bénédiction à la force. Le narrateur rend le lecteur témoin et quasi complice de l’action en lui faisant voir la scène du côté des trompeurs, où le parti pris maternel donne légitimité à Jacob contre Esaü, pourtant soutenu par Isaac son père. Abuser ainsi du handicap et de l’âge d’un mari et d’un père, nous paraît tout à fait scandaleux. Car non seulement Jacob cherche à se transformer physiquement en Esaü, mais à la question d’Isaac, il dit être « Esaü ». Or, jamais, le narrateur ne semble porter le moindre jugement négatif sur l’action et les choix posés. Dans ce récit où à aucun moment les deux frères ne se trouvent en présence l’un de l’autre, le jeu des possessifs met au jour les relations qui sous-tendent les choix de chacun des parents. Si à treize reprises, le « mon fils » d’Isaac s’adresse à Esaü (ou celui qu’il croit être Esaü), jamais le texte ne lui fait dire « mon fils » à Jacob. Rébecca de son côté s’adresse à Jacob « son fils », mais le narrateur s’attache à la rattacher à ses deux fils : Esaü, son fils le grand (v.15, 42) et Jacob, son fils le petit (v.15,42). Ce jeu subtil qui parcourt l’ensemble du texte fait apparaître Rébecca mère des deux jumeaux, et non mue par un amour préférentiel pour un seul des deux.
Des jumeaux indifférenciés, le risque de la mort ?
Pour obtenir la bénédiction d’Isaac, Jacob s’est transformé en Esaü, il a pris ce qui devait être à Esaü, mais pour autant il n’est pas Esaü, qui, lui, est toujours là. Jacob, en incarnant Esaü et en prenant sa place, menace la possibilité de coexistence fraternelle. Il y a toujours danger quand les membres d’une fratrie ne sont pas eux-mêmes, et encore plus quand il y a risque d’identité entre les frères. L’auteur biblique pressent ce danger. La bénédiction dont bénéficie chacun des frères sera formulée de la même manière, mais l’une en positif, l’autre en négatif, empêchant l’identification absolue entre eux deux, celle qui signerait le retour mortel à l’indifférencié des jumeaux.
Mais le risque de mort est bien là avec la menace explicite d’Esaü : « Je tuerai Jacob, mon frère », lien de fraternité qu’Esaü nomme alors pour la première fois. Contraint à la fuite, Jacob se retrouve certes béni, mais seul, sans aucun bien, condamné à l’errance.
Mais l’histoire des deux frères ne s’arrête pas là. Nous les retrouvons vingt ans plus tard, alors qu’à l’appel de Dieu, Jacob revient en Canaan, avec ses quatre femmes, ses onze fils, à la tête d’une caravane de femmes, enfants, serviteurs et troupeaux. Apprenant qu’Esaü marche à sa rencontre à la tête de 400 hommes, Jacob retrouve intacte la peur face à son frère, comme si rien n’avait changé au cours de ces années. Fidèle à lui-même, toujours maître en manipulations diverses, il organise la caravane pour apaiser son frère en envoyant devant femmes et enfants, en groupes successifs. Et c’est à la veille de la rencontre, alors que Jacob se retrouve seul, de nuit, au bord du fleuve Yabboq, qu’a lieu le fameux combat, combat dont il sortira blessé et transformé, fort d’un nouveau nom qui dit une nouvelle identité, non plus « celui qui supplante », mais celui qui « lutte avec » à visage découvert, fort aussi d’une bénédiction reçue et non volée.
Les larmes pour se réconcilier
La rencontre des deux frères est magnifique, elle inverse les rôles issus du vol de la bénédiction : Jacob arrive devant son frère Esaü en se prosternant devant lui, comme un vassal devant son suzerain, mais c’est en frère aimant qu’Esaü se jette à son cou, et leurs larmes communes signent leur réconciliation. Jacob pose les dernières armes de la rivalité fraternelle en offrant à son frère la bénédiction qu’il avait prise : « reçois donc de moi ma bénédiction (berakha) qui t’a été apportée » (33,11). Chacun peut enfin retrouver sa juste place et une relation juste et fraternelle s’instaurer. L’inversion annoncée entre le grand et le petit, puis programmée dans les premiers épisodes du récit, est maintenant dépassée. La mort d’Isaac ne verra donc pas la vengeance d’Esaü s’assouvir (Gn 27,42), mais au contraire elle rassemblera une nouvelle fois les deux frères enfin réunis dans une même affection fraternelle et un même lien filial : « Isaac mourut… et l’ensevelirent Esaü et Jacob ses fils » (Gn 35,29).