Patrick, atteint de Trisomie 21, et son rituel du « câlin eucharistique »
Témoignage d’un prêtre lors de la messe dans la paroisse dont dépend un établissement accueillant des personnes handicapées.
Un prêtre a vécu une expérience forte lors d’une messe en présence de nombreuses personnes en situation de handicap. Il en a écrit un témoignage. Depuis, pour le plus grand bonheur des intéressés, cette expérience se renouvelle régulièrement.
C’était dimanche matin. La chapelle était assez remplie ce jour-là.
Les premières personnes installées dans les bancs où devant les premiers bancs dans leurs fauteuils roulants attendaient le début de la messe. La porte était grande ouverte et on s’agitait dans le chœur pour que tout soit prêt, que tout soit en place pour célébrer l’eucharistie en ce jour du Seigneur.
Ici, même si les horaires sont respectés, on n’est pas à une minute près.Non on n’est pas pressé :« A saint André, on prend son temps » dit Marie-Odile, chargée de la pastorale. Il faut du temps.
Du temps pour que les résidents arrivent, seuls, ou accompagnés par une autre personne qui les aide à se mouvoir ou à pousser le fauteuil roulant.
Il y a ceux qui habitent ici, les résidents, ceux qui y travaillent, les professionnels.
Il y a ceux qui viennent célébrer la messe à l’Institut, parce que l’ambiance est différente, parce que la chapelle est accueillante, chauffée, belle ; parce que la liturgie est belle, simple mais soignée, parce que l’horaire les arrange. En arrivant chacun est accueilli par une des personnes handicapées de ce grand Institut et qui propose à chacun une feuille de chants.
Oui, ici, à Saint André, tout le monde a le droit de chanter.
Ce n’est pas une chorale qui donne un concert depuis sa tribune ou dans le chœur, et qui fait de l’assemblée un public, venu écouter une nouvelle performance. Non, chacun chante avec. Et tant pis s’il y a deux, trois, quatre, cinq mélodies différentes pour la même partition : on chante ! En attendant de débuter la célébration, une musique de fond aide à garder le silence et à veiller à une ambiance propre au lieu. Marie-Odile veille à cette ambiance, au respect du lieu. Et même si certains s’expriment par des cris, des râles, des gestes amples, des onomatopées plus ou moins graves, plus ou moins stridentes, on sent que les personnes connaissent ce lieu, qu’elles aiment y venir prier, célébrer, que la messe est un rendez-vous désiré, attendu. Sœur Emmanuelle, quant à elle, fini de tout préparer de la sacristie vers le chœur, et malgré ses 90 ans, grimpe les marches et les échelles pour allumer les bougies au maître-autel, sur l’autel de célébration, aux autels de Marie et de Joseph.
Elle aime tant saint Joseph.
C’est un peu son chouchou. Elle n’hésite pas à témoigner de la puissance du gardien de la sainte Famille vers qui elle fait monter ses prières secrètes. La dernière en date : la nomination d’un nouvel aumônier pour l’Institut. Après des années de bons et loyaux service, le père Paul, à 92 ans, est épuisé et il ne lui est plus possible de célébrer l’eucharistie. Marie-Odile qui porte ici la pastorale depuis plusieurs décennies est attristée et, en raison de la diminution des prêtres, devra sans doute organiser certains dimanches des célébrations de la Parole. Elle n’arrive pas à se faire à l’idée que ses chers résidents qui sont ici chez eux, 365 jours de l’année, n’aient plus la grâce et la chance de pouvoir vivre la messe ! L’évêché a fait savoir qu’il faudrait s’organiser autrement, compter sur les prêtres du secteur. Elle connait la bonne volonté des prêtres des environs, mais, pourquoi, pourquoi faut-il en arriver là ? Alors, avec sœur Emmanuelle elle prie, elle prie pour que le Seigneur donne un prêtre pour saint André.
A 10h30 … passé … parce qu’ici, on prend le temps …
Christophe sort de la sacristie, accompagné de 4 servants d’autels. La cloche sonne. Le chant d’entrée se met en route. Les servants de messes sont des jeunes adultes qui malgré leur handicap ont revêtu l’aube blanche (avec l’aide de sœur Emmanuelle) et de bon cœur participent à cette mission, à ce service. Dans un rituel bien rodé, chacun reçoit et connait sa mission : sonner la cloche à la sortie de la sacristie, avancer et se tourner vers le maître-autel et s’incliner en même temps que le prêtre, se mettre autour de l’autel et donner au prêtre les vases sacrés et les burettes, sonner la cloche pendant la consécration, aller porte la paix à l’assemblée, … C’est qu’ici, dans ce lieu où vivent des personnes handicapées, on a l’habitude de voir différents prêtres. Contrairement à certaines paroisses où on ne vient pas quand on sait qu’un tel ou tel autre prêtre célèbre, ici, on accueille : on est heureux qu’un prêtre vienne donner Jésus ! Et ici, à l’Institut, quand arrive le geste de paix, c’est la fête ! Chacun se tourne vers l’autre, dans la mesure où son corps le lui permet et va sortir de son banc pour aller rencontrer le reste de l’assemblée. Ici, le geste de paix prend son temps et souvent le prêtre doit attendre le retour des servants d’autel qui sont allé donner la paix dans toute l’assemblée jusqu’à la dernière personne, jusqu’au dernier banc. Combien de nos assemblées paroissiales pourraient venir prendre exemple sur la convivialité, la joie et en même temps la simplicité et la profondeur de ce qui se vit … à l’Institut saint André. Quand nos assemblées paroissiales, prêtres et fidèles portent le visage de la gravité, de la tristesse, parfois de l’individualisme, ici, on fait l’expérience que … n’est pas forcément handicapé celui qu’on croit ! En tout cas de la contagion de la foi et de l’art de communiquer … même sans pouvoir parler ou bouger avec son corps.
Christophe, le prêtre, c’est lui, le « miracle de saint Joseph » pour sœur Emmanuelle.
A force de prières, telle la veuve de l’évangile qui « casse les oreilles du juge », sœur Emmanuelle et Marie-Odile auront réussies à convaincre le chaste époux de Marie. Au détour d’une nomination diocésaine, et avec un combat lié à une prière à saint Joseph … Christophe a été nommé aumônier et est donc chargé de célébrer la messe le dimanche matin. Ce jour-là c’était peut-être la deuxième ou la troisième fois qu’il y venait. Heureusement pour lui, les deux citées plus haut étaient de bon conseil, et rassurantes. Pas évident de présider la messe devant une assemblée dont la majorité des fidèles porte un handicap ! Pas évident non plus quand ces handicaps sont multiples, divers, que tous les âges sont présents en même temps dans la chapelle, quand certains mots ont tout à fait une autre portée dans ce contexte-ci ! Comment se tenir ? Quoi dire ? Quoi ne pas dire ? Il lui fallait tout apprendre … Et même, disait-il, à ré apprendre à célébrer la messe. Non pas qu’il s’agissait de révolutionner le rituel de la messe, ce n’est pas son style, mais savoir ajuster les paroles, les mots, parfois moins de paroles, parfois plus d’explication, parfois être plus spontané, et de toute manière, pour l’homélie, court … ce qui n’est pas gagné pour ce prêtre réputé bavard dans ses homélies … Marie-Odile lui rappelait volontiers cette parole : « ici, il faut t’adresser aux résidents, pas d’abord aux personnes venues de l’extérieur ». Facile à dire, quand on a tout à apprendre ! Mais une parole nécessaire, en vérité.
Le geste de paix vient de se terminer.
Christophe est dans l’admiration de cette spontanéité et de cette simplicité d’une rencontre où handicapés et les autres … se fondent dans une même communion autour d’une invitation : « Frères et sœurs, dans la charité du Christ, donnez-vous la paix ! ». Avec une certaine appréhension quand arrive le moment de la communion, il se rend aux pieds des marches du chœur. Il doit encore se sentir en confiance devant une assemblée dont il sait qu’un geste, un regard, une attitude peut provoquer des réactions parfois surprenantes,… surtout en ce moment sacré par excellence de la distribution de la communion. Il lui faudra apprendre que Jésus (qu’il tient entre ses mains !) n’a pas eu peur, lui, d’aller dans les foules improbables, dans les lieux où les codes étaient autres que ceux des bien-pensants … Dans un désordre pourtant habité, les personnes s’avancent, de la gauche, de la droite, au centre, pour recevoir Jésus. Pour un prêtre, donner Jésus, dans la messe qu’il célèbre, est la plus grand et la plus belle chose. Il a donné sa vie pour cela. Pour donner Jésus présent dans l’hostie. Ici, pas de place pour les rigoristes et les rubricistes. Certains ouvrent la bouche pour communier, d’autres ouvrent les mains, ou saisissent l’hostie. Il faut parfois aider, demander, accompagner. C’est toujours très beau de voir telle autre personne handicapée ou tel professionnel, tel paroissien aider le résident qui ne sait plus comment faire, quoi faire, par où repartir pour regagner sa place … On se croirait au moment de la distribution des pains multipliés dans l’Évangile.
Ce jour-là Patrick se présente devant le prêtre.
Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’année, portant le handicap de la trisomie 21. Les deux hommes ne se connaissent pas encore. Christophe lui présente l’hostie : « Le corps du Christ ». Patrick, les mains ouvertes, grand sourire au visage se laisse devenir crèche vivante quelques instants, le temps que Jésus repose entre ses mains comme dans le berceau à Bethléem. Il répond :
« AMEN ». On imagine alors Patrick repartir à sa place. L’histoire pourrait se terminer là.
Mais il n’en est rien ! Alors que le prêtre saisissait déjà l’hostie suivante dans ses mains,tel un geste machinal et automatique, Patrick, resté devant lui le saisit avec empressement et, posant ses mains autour des épaules du prêtre, lui pose deux bises sur chacune des joues. Christophe est saisi d’étonnement ! Il ne sait plus quoi faire, comment se positionner. Il se demande ce qui est en train de se passer. En 13 années de sacerdoce, jamais personne ne l’avait embrassé, une fois avoir communié, une fois avoir reçu Jésus hostie. Au contraire ! Combien de fois dans son cœur avait-il pesté quand une main en forme de pince venait prendre l’hostie sans même répondre le simple « Amen » ! Ce dimanche-là, Christophe vivait une des plus belles messes de sa vie de prêtre. Dans la joie de la présence d’un prêtre qu’il ne connaissait pas, dans la joie de pouvoir s’avancer à la messe pour communier, un handicapé, trisomique, Patrick l’embrassait ! Etait-ce tout simplement une question de politesse ? Un tic ? Une manière d’être de Patrick qui faisait une démonstration affective un peu exagérée, ou mal gérée ? Christophe, l’espace d’une seconde (qui lui paraissait interminable !), se tournait vers Marie-Odile en attendant de sa part un geste, une consigne, un mot pour savoir comment se sortir de cette situation inhabituelle et peut-être inappropriée pour ceux qui suivaient dans la procession. Mais, Marie-Odile n’avait sur son visage que son sourire,ce sourire apaisant qui disait « confiance ! » ou encore « où est le problème ? ». De problème, de fait, il n’y en avait pas. Patrick venait d’inventer un nouveau rituel, celui du câlin eucharistique ! Machinalement, mal à l’aise, un peu gêné, se sentant observé par la planète entière voir tout l’univers, le prêtre lui posait une tape amicale sur la tête et déjà, Patrick se déportant légèrement, il cherchait dans le ciboire la sainte communion pour la personne suivante.
Ce câlin eucharistique se reproduit systématiquement quand Patrick vient à la messe. Il se déroule une sacrée (sic !) rencontre. En ce moment précis d’un câlin, prendre l’autre dans ses bras, faire les bises, comme il peut s’en vivre des milliers et des milliers chaque jour dans le monde entre deux personnes qui s’aiment, entre des parents et leurs enfants, entre des amis, entre deux personnes qui ne se sont plus vues depuis longtemps et se retrouvent, au moment d’une fête comme le passage de l’an, d’un anniversaire, quelque chose de très fort se vit. Le prêtre vient de communier. Jésus est présent en lui. Patrick vient de communier, Jésus est présent en lui. Mais quand Patrick prend le prêtre dans ses bras, il ne fait pas semblant : c’est de tout cœur. En cet instant qui dure l’espace de quelques petites secondes, Jésus est bien là au milieu d’eux. En leurs cœurs, à chacun, en leurs vies, mais aussi et de manière mystérieuse, dans le ciboire qui se retrouve coincé, pris au piège de la spontanéité et de l’affection de Patrick, entre les deux ! Dans le geste de Patrick, que le prêtre ne repousse pas, Jésus se retrouve comme pris au piège de cet élan de bonté et de tendresse de le handicapé trisomique. Jésus est au cœur de cette image qui choquera certains, trop occupés à faire suivre des règles, des habitudes et des principes, qui provoquera la moquerie d’autres, ou qui verrons d’autres, lire le signe de ce moment. Le signe, c’est celui de la vérité : Jésus est occasion de joie, Jésus est source de paix, Jésus est celui qui rassemble les différences dans l’unité.
Ah, … si nos communautés paroissiales pouvaient avoir la simplicité de trouver en l’autre un frère, une sœur, une âme dont il faut prendre soin …
Alors que dans de nombreuses églises, les fidèles s’installent sans se regarder, sans se dire bonjour, sans s’accueillir les uns les autres, la chapelle de saint André devient le modèle de ce qu’est vivre du Christ. Combien de fois quand un enfant pleure ou fait du bruit, quand de nouveaux visages arrivent, nos communautés se sentent dérangées, bousculées, … Le geste de Patrick invite à se laisser tout simplement habiter par cette question : Jésus a t’il sa place entre moi et l’autre ? Il est le trait d’union entre l’autre et moi ! Il est cette présence, cette force, cette grâce, ce miracle, ce don, ce Sauveur, ce Seigneur qui dans la simplicité, la faiblesse et la pauvreté apparente d’une hostie est capable de changer nos relations, de simplifier nos relations. Surtout, il est celui qui nous redit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ! ».
De confidence de prêtre, Patrick a fait grandir Christophe.
Ils n’ont jamais échangé de paroles, tenus ensemble une conversation. Mais ce geste, ce moment vécu au cœur de l’eucharistie a donné à Christophe une certitude renouvelée qu’être prêtre est une grande chose, que de donner Jésus déplace des montagnes et ouvre des perspectives là où ne l’attend pas, plus. Surtout, il sait qu’il ne commence qu’à comprendre la grandeur, la force de l’eucharistie, fut-il prêtre depuis plus d’une décennie. Surtout, il ne cesse de repenser à ce qui se passe quand Patrick une fois avoir communié pose ce geste. Jésus est là dans le ciboire et vient, une fois de plus encore, comme le jour de Noël se faire tout petit, tout petit pour permettre à l’homme de faire une grande chose : poser un geste de paix, un geste qui est noble. Jésus croit en la capacité de l’homme de faire de grandes choses. C’est lui-même qui le disait à ses Apôtres : « vous ferez de plus grandes choses encore ! ». Jésus est là dans le ciboire, il est comme écrasé par le geste débordant de Patrick, une fois de plus froment moulu pour donner de la nourriture à ceux qui ont faim de lui ! C’est fou, c’est grand comme ce qu’il y a de plus sacré, l’Eucharistie, vient ainsi se mêler à ce qu’il y a de plus incarné, humain, un geste amical. On pense à Jésus sur la croix, qui, les bras grands ouverts, donne sa vie pour que le monde soit sauvé. Son geste préfigure tous les bras grands ouverts, tels ceux de Patrick, l’handicapé, qui vient forcer les codes, les habitudes, les peurs, les certitudes de Christophe, souvent handicapé du cœur …
« Que c’est beau Jésus ! », disait le bienheureux Antoine Chevrier !
Oui, c’est beau, l’Eucharistie … si le monde savait ! Et si ceux qui savent peuvent s’étonner et s’émerveiller de la communion, notre monde courrait pour vivre ce câlin eucharistique …