« Sauve qui peut ! » : Quelle expérience de salut aujourd’hui ?
Sœur Isabelle Le Bourgeois, religieuse auxiliatrice, psychanalyste et ancien aumônier de la prison des hommes de Fleury-Mérogis nous parle du salut dans la vie de l’homme contemporain. Cette intervention s’inscrit dans le cadre de la session organisée par le SNCC en janvier 2018 « Le mystère pascal au cœur de l’initiation chrétienne ».
Il s’agit de la retranscription d’une parole orale.
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Petit préalable : je vais parler à partir de ma sensibilité ecclésiale, de mon expérience personnelle de vie et de foi. Cela ne plaira pas forcément à tout le monde mais je ne veux choquer personne. Je pense que parler en « je » est plus important que de vous faire de la théorie.
Je suis psychanalyste parce que moi-même j’ai été psychanalysée et cela fait partie de la vaste expérience de foi que j’ai pu faire et, peut-être, de l’immense expérience de salut que j’ai déjà traversée.
« Sauve qui peut ! » : cela m’est venu après avoir parlé avec un couple d’amis, pourtant catholiques, à qui la question du salut ne disait rien. Cette question du salut n’arrive pas directement dans mon cabinet mais elle arrive par un biais que je trouve passionnant et dont je vais vous dire quelque chose.
Premier constat: la relégation anecdotique de la question du salut; or c’est le sens profond de notre foi mais on ne trouve pas les mots. Dans les publicités, on s’empare de termes du monde chrétien mais pour en dévoyer complètement le sens. Il faut donc s’interroger. Qu’est-ce que ce mystère du salut nous fait vivre aujourd’hui dans nos vies ? Comment peut-on en parler pour le transmettre comme une expérience et non en termes intellectuels ? De quoi sommes-nous sauvés ? Le théologien belge Adolphe Gesché, dans La destinée qui fait partie d’une série d’ouvrages intitulée Dieu pour penser, dit des choses passionnantes sur ces questions-là et il en pose d’autres.
Être sauvé … de quoi ? Par qui ? De quoi s’agit-il ? Cette question est loin d’être évidente pour chacun d’entre nous. Encore une fois, en termes intellectuels, on est capable de dire beaucoup de choses mais, dès qu’on creuse un tout petit peu, notre vie sur cette terre a l’air de nous dire le contraire. Nous ne sommes pas vraiment sauvés. Tout ne va pas très bien et cela dure depuis longtemps. On constate le malheur, la souffrance qui ne cessent pas. Comme disait Dostoïevski à travers le grand Inquisiteur, dans les Frères Karamazov : « une seule larme d’un seul enfant, c’est déjà trop, Seigneur ». Face au poids de la souffrance, comment pouvons-nous nous dire ou nous sentir sauvés ? Comment pouvons-nous affirmer que nous faisons une expérience de salut ?
Adolphe Gesché souligne que péché et salut ont été trop liés, trop longtemps et que cela a un peu moralisé la question. Or pour lui, à travers la question du salut, il y a d’abord celle de notre destinée, c’est à dire du sens de notre vie (dans les deux sens du terme: direction et signification). Le salut ne consiste pas à être délivré de soi-même, pauvre pêcheur, mais à être délivré de ce qui nous empêche d’être nous-mêmes. La nuance est de taille. Ce qui nous empêche d’être nous-mêmes, c’est l’angoisse de la mort, la finitude, l’être limité que nous sommes, le mal subi et le mal que l’on fait c’est-à-dire toutes nos impuissances. Dans un très beau petit livre, L’autre Dieu, Marion Muller-Collard commence par cette phrase: « C’est malheureux mais il n’existe pas de formation universitaire qui prépare à l’impuissance ». C’est plus profond qu’il n’y parait. L’impuissance, on y est confronté dès le début de notre vie mais on ne sait pas forcément quoi en faire. Et pourtant, il va falloir qu’on apprenne à la gérer, qu’on soit délivré de ce qui nous empêche d’être nous-mêmes. Le refus de mes impuissances fait obstacle à la possibilité du salut pour moi.
Sauve qui peut ! Qui peut sauver ? Sauve qui peut, littéralement, c’est une débandade où chacun se tire d’affaire comme il peut. Aujourd’hui, qui sauve quoi? Qui sauve qui ? Le pompier ? Le médecin ? Le médicament miracle ? Nous « sauvons » la planète !… La question de fond de notre destinée, du sens profond de nos vies est occultée.
Aux frontières du sens et du non-sens, je vais vous parler à partir de trois choses: de la prison (j’ai été dix-huit ans à la prison), de mon cabinet de psy (où la question du sens de la vie est très présente) et de ma compagne de chevet, Etty Hillesum.
Quand je suis arrivée à la prison en 1997, j’ai constaté, comme on me l’avait dit, que les prisonniers se déclarent tous innocents. En contrepoint, on arrive avec l’Évangile qui nous dit que le Christ est venu pour les pêcheurs. Où sont les pêcheurs ? Et moi ? Très vite, les frontières deviennent moins nettes.
Qu’est-ce que j’ai entendu et retenu du salut à la prison?
- Je me rappelle d’un homme qui avait, pendant de nombreuses années, eu des rapports incestueux avec un de ses petit-fils. Au début, il était dans le déni et puis, petit à petit, il avait été « apprivoisé » par l’idée que Dieu l’accueillait quoiqu’il ait fait. Il m’a dit un jour que, quand il allait à la messe, il voyait bien qu’on parlait des prisonniers différemment de dehors, qu’on disait qu’ils étaient des êtres humains. Il sentait que le Dieu dont je lui parlais, l’autorisait à être vraiment lui-même. Et progressivement, au fil des mois et des années, il a fini par admettre qu’il était l’auteur de ces actes-là. A ce moment-là, il m’a dit à quel point il se sentait libre : « je suis moi et je suis libre à l’intérieur de mon cœur pour être pardonné ». Il avait compris quelque chose du salut.
- Je pense à un autre prisonnier, fils de bonne famille, âgé de vingt ans ; au volant, en sortant d’une boîte de nuit, alors qu’il avait bu, il avait eu un accident qui avait provoqué la mort de deux de ses compagnons et le coma du troisième. L’idée qu’il puisse avoir fait ça lui était totalement insupportable. J’allais régulièrement dans sa cellule. Il était dans un très grand désespoir. Un jour, je lui ai dit : « Rendez-vous à 23h, ce soir » ; et je lui ai expliqué que, tous les soirs à 23h, je priais pour chacun d’entre eux, que je présentais chacun au Seigneur pour qu’il ne soit pas tout seul la nuit. Il s’est écroulé en pleurs dans mes bras. Est-ce que vraiment on peut nous aimer? Oui, c’est possible mais encore faut-il le dire, oser le dire.
- Troisième anecdote. Je rencontre pour la première fois un homme qui avait demandé à me voir et qui me dit que Dieu l’a abandonné. Il était dans un état de détresse absolue. Je lui ai répondu que Dieu ne l’avait pas abandonné puisque j’étais là. Cela peut paraître énorme de dire cela. Et pourtant, je me sentais vraiment celle qui était envoyée pour leur dire que Dieu ne les avait pas abandonnés. Ce n’est pas rien de dire quelque chose comme ça. Pour moi, cela a transformé les choses.
- Dernière histoire, qui est celle qui m’habite le plus depuis très longtemps. Michel est un tueur en série. A l’époque où je l’ai rencontré, il était à l’isolement à Fleury-Mérogis. Il avait demandé à parler à un aumônier et il se trouve que j’étais de garde ce jour-là. C’est lui qui veut me parler. Il me demande d’abord de prier pour sa dernière victime dont il a appris qu’elle était très croyante. Puis il me demande si Dieu accueillera un homme comme lui. Lorsque je le rencontre quelques jours après pour lui répondre, il me raconte qu’à onze ans, il a sauvé un homme de la noyade puis il m’interroge à nouveau: «Est-ce que vous croyez que, quand j’arriverai là-haut, ça comptera? De toute façon, les hommes ont désespéré de moi. Je suis condamné à perpétuité. Est-ce que Dieu désespère de moi ? ». C’est difficile de répondre; je me suis dit qu’il fallait que ce soit une réponse qui vienne de ma propre expérience. Je lui ai répondu : « Le Dieu que je connais, le Dieu que j’annonce, le Dieu qui me fait vivre, le Dieu pour lequel je suis ici à la prison avec vous, c’est un Dieu dont l’amour est inconditionnel. C’est un Dieu qui ne désespère d’aucun être humain jusqu’à la dernière seconde de sa vie ». Tout tueur en série qu’il était, une petite larme a coulé. Je suis encore émue en en parlant. C’est une rencontre complètement folle. Puis il a dit : « Je pense qu’on ne se reverra jamais mais je n’oublierai pas celle qui m’a dit que Dieu ne désespère pas de l’être humain» et il a ajouté : « Vous y croyez vraiment ? » Oui, j’y crois vraiment et je suis prête à risquer beaucoup de choses pour cela.
Là on est aux frontières du sens, du non-sens d’une vie. Il y a la certitude (ou pas) que Dieu ne désespère d’aucun d’entre nous et qu’il ne désespère pas plus de la victime que du bourreau. A la prison, j’ai rencontré le désespoir du coupable, du pêcheur. Et cela m’a ouvert le cœur pour moi-même. Est-ce que simplement, librement, je peux apprendre à ouvrir suffisamment mon cœur pour reconnaître devant Dieu que j’ai besoin de Lui ? Cela demande de la clairvoyance, de l’humilité, de la confiance …
Dans mon cabinet de psychanalyste
Je fais le lien avec mon cabinet et donc mes patients. Je ne suis pas une psychanalyste pure et dure au sens où je leur parle. Car je crois profondément que si on laisse l’autre sans parole, dans le vide, je ne vois pas comment une relation se mettrait en place. Et s’il n’y pas de relation, il ne se passe rien. Il n’y a pas de salut sans relation et pas de relation sans salut. Les gens qui viennent me voir dans mon cabinet ne vont pas bien pour des raisons diverses et variées. Ils ont le sentiment de perdre pied, ils trouvent que la vie est un peu lourde et compliquée, que l’on perd facilement le sens et qu’il est heureux de pas être seul dans ce jeu de piste. Ils font l’expérience, comme je l’ai faite moi-même, que le cabinet d’un psychanalyste, tel que je le conçois, est un espace assez particulier où tout peut être dit. Aucun jugement moral n’est émis. Ces lieux-là sont très rares. On peut tout dire, on ne va pas être jugé, on a la liberté d’être soi et c’est un autre qui va regarder et dire quelque chose sur nous, et qui s’appelle Dieu. Moi, en tant qu’être humain, j’écoute et je permets qu’une parole de liberté, donc de vérité, se dise. Pour approcher au plus près de soi-même, il faut être libre, il faut sentir que c’est possible, qu’on est accueilli.
Je veux dire que, dans mon cabinet, étonnamment, je vois le mystère du salut à l’œuvre toute la journée. Les personnes qui viennent me voir ont surtout le sentiment d’être perdues. Et, quand on a le sentiment d’être perdu, c’est peut-être là que l’on peut avoir le désir d’être sauvé. Je ne peux pas vous raconter beaucoup d’anecdotes, le monde « catho » est petit et les choses peuvent se recouper plus facilement. Le salut, c’est d’être en relation vraie avec moi-même et donc en relation vraie avec les autres et avec Dieu. Où est Dieu dans nos vies ?
J’entends beaucoup de malheur, à longueur de journée. J’écoute car j’aime être là présente à l’autre, même s’il y a des moments où on est plus fatigué. Comment est-ce que je me laisse toucher par le mal qui m’arrive, par la souffrance ? Qu’est-ce que cela vient toucher en moi ? Qu’est ce qui me fait tenir dans cette écoute? Quand j’allais à Fleury-Mérogis, avant d’entrer, je disais toujours au Seigneur : « On y va tous les deux. Toute seule, je ne peux pas et tout seul, Tu aurais peut-être plus de mal à entrer dans certaines cellules, Seigneur ». On a besoin l’un de l’autre. Quand j’ouvre mon cabinet le matin, je dis la même chose. Moi, je suis convoquée dans ma foi. Ecouter, c’est s’engager. Pour tenir avec eux dans le doute, dans la dépression, dans le désir suicidaire, dans les questions de fond touchant à leur vie, dans la désespérance, il faut que ma foi soit nourrie. Pour vous, c’est pareil quand vous transmettez. Vous transmettez, bien sûr, avec vos connaissances mais aussi avec vos «tripes». Vous vous risquez. Ce n’est pas rien d’expliquer à quelqu’un la mort et la résurrection du Christ et pourquoi c’est important. Cela engage nos vies de le dire. Moi, cela m’engage d’écouter.
Il y a quelques jours une patiente m’a dit, et c’était la première fois que ce mot était prononcé dans mon cabinet, qu’elle était dans l’épouvante. Ce mot m’a glacé. C’est une très grande malade, d’une intelligence extraordinaire et d’une fragilité sans nom. Et moi, est ce que je crois à ce Dieu qui délivre de l’épouvante.? Quand le malheur s’abat, la mort d’un proche, la maladie, l’échec, où est notre Dieu? Cela ne va pas de soi le salut. Pas seulement parce que c’est quelque chose qui serait à venir, pour les temps futurs mais parce qu’il est déjà là, proposé, à l’œuvre. Cela ne va pas de soi de le voir à l’œuvre quand tout va mal dans nos vies, alors que c’est là qu’on en a le plus besoin.
Souvent on ne peut pas faire face tout seul, on a besoin des autres. Le salut se joue là, dans la relation avec les autres et avec notre Seigneur. Etty Hillesum dit: «Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi». Elle dit la même chose qu’AdolpheGesché avec d’autres mots. Elle dit que, si nous ne nous préoccupons pas les uns des autres pour nous aider à dégager cette voie, quelque chose de ce salut ne se fera pas. Nous sommes responsables les uns des autres. Dans la transmission, c’est cela que vous faites aussi: vous dégagez chez l’autre la voie qui mène à Dieu. C’est magnifique! Moi, dans mon écoute, j’ai l’impression que je dégage chez l’autre la voie qui mène au Seigneur, la voie qui mène à lui-même et donc qui mène au Seigneur, la voie qui mène l’autre à une plus grande liberté dans ses relations avec ses frères et ses sœurs.
Ce salut déjà à l’œuvre, c’est aussi celui-là que vous confessez. C’est celui-là que j’expérimente dans mon cabinet quand, tout à coup, quelqu’un me dit qu’il s’est dégagé de l’emprise de son histoire. C’est la liberté retrouvée; son histoire ne le fait plus mourir, elle ne l’emprisonne plus. Comme l’avait compris un des détenus que j’ai rencontrés, c’est en nous que sont les barreaux qui nous emprisonnent. Ces barreaux-là, il est en notre pouvoir de nous en débarrasser, en tout cas de la plupart d’entre eux. Annoncer le salut, de manière claire comme vous le faites par la transmission, ou bien plus latéralement, comme je le fais à travers mon écoute, c’est permettre que les barreaux sautent. Vous n’allez pas seulement raconter une belle histoire, vous allez raconter une belle histoire qui va changer la vie de l’autre car elle a changé la vôtre. Jusqu’à la dernière minute de nos vies, il faut que nous ayons le goût de permettre au maximum de personnes de trouver le sens de leur existence, le sens de ce salut qui nous est proposé. C’est une belle aventure !
Pour finir, la prière magnifique d’Etty Hillesum, morte à Auschwitz, qu’on appelle la prière du dimanche matin.
Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois je suis resté éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon, Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine.
Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire: ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte: un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous ainsi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. […]
Prière du dimanche matin (12 juillet 1942)
Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi …