Culture numérique et pratiques catéchétiques

Comment le Directoire pour la Catéchèse parle-t-il du monde numérique ? Les nouveaux rapports aux savoirs dans la culture numérique et les pratiques catéchétiques analysés par Joël Molinario, directeur de l’ISPC, lors de la session de formation Perspectives catéchétiques.

Nouveaux rapports aux savoirs dans la culture numérique

Introduction

  • Le Directoire pour la Catéchèse parle du numérique comme d’un monde et d’une culture nouvelle ? Comment comprendre ces affirmations ? Une autre manière de le dire, nous allons mettre des mots sur notre inconscient technologique. Ce sera la première partie.
  • Le Directoire : des outils à la culture
  • La médiologie : un média dominant façonne une culture
  • Internet : 4 générations de Web 1 à Web 4
  • Les algorithmes : de la popularité à la prédiction

Des outils numériques à la culture numérique, à partir du nouveau Directoire

Dans le nouveau Directoire pour la Catéchèse

Pour la première fois un Directoire catéchétique évoque le monde numérique qui aujourd’hui façonne notre culture. Regardons comment le DpC en parle. Ensemble de 14 paragraphes consacrés à ce sujet sous le titre « catéchèse et culture numérique ». C’est une entrée importante à laquelle nous devons être attentif.

La culture numérique est traitée dans le chapitre X sur le rapport de la catéchèse à la culture contemporaine.

Directoire §359 Lecture
– L’introduction et l’utilisation massive des outils numériques ont provoqué des changements profonds…

– Le numérique, qui ne correspond pas à la simple présence de moyens technologiques, caractérise en réalité le monde contemporain…

– Le numérique ne fait donc pas seulement partie des cultures existantes, mais il est en train de s’imposer comme une nouvelle culture, en modifiant tout d’abord le langage, en façonnant la mentalité et élaborant de nouvelles hiérarchies de valeurs.

Nous lisons une nette progression dans ce § 359

Si l’on restaient au mot outil, les conséquences d’internet et de la téléphonie mobile auraient peu d’impact sur nos vies

Mais le texte change de vocabulaire non … le numérique correspond à notre monde…

En réalité voilà ce que veut dire le Directoire à propos du numérique, il s’agit d’une nouvelle culture, au sens où les anthropologues en parlent aujourd’hui : un ensemble de manières de vivre, de s’habiller de se déplacer, d’échanger, de transmettre, de parler qui organisent nos existences, bref ce qui façonne notre être au monde et construit notre humanité.

L’expression « culture numérique » est empruntée à Dominique Cardon, sociologique français, professeur à Sciences-Po grand spécialiste mondial du numérique.

Au § 362, le Directoire fait encore un pas…

« L’effet de la numérisation exponentielle de la communication et de la société conduit à une véritable transformation anthropologique. Ceux que l’on nomme les enfants du numérique, c’est-à-dire les personnes qui sont nées et ont grandi avec les technologies numériques dans une société multi-écrans, considèrent les technologies comme un élément naturel et n’éprouvent aucune gêne à les manipuler et à interagir avec elles. »

« Les enfants du numérique semblent privilégier l’image plutôt que l’écoute. D’un point de vue cognitif et comportemental, ils sont en quelque sorte façonnés par la consommation médiatique à laquelle ils sont soumis, ce qui malheureusement restreint leur propre développement critique. Cette consommation de contenus numériques n’est donc pas seulement un processus quantitatif mais aussi qualitatif qui produit un autre langage et une nouvelle façon d’organiser la pensée. »

Afin de bien comprendre ce que dit le Directoire, il faut nous intéresser à la manière avec laquelle le numérique nous transforme et comment les infrastructures du net façonnent notre manière de comprendre, organisent nos choix et balisent notre liberté.

Donc, sortir des naïvetés.

Jusque 1998, la naissance d’internet était accompagnée d’un discours utopiste sur la possibilité d’accès universel et non hiérarchisé à la culture.

Mais la création de l’algorithme PageRank fut une révolution dans la révolution numérique. Avec l’algorithme de Google, Sergueï Brin et Larry Page signent la fin des utopies. Désormais plus de 70 % de l’information mondiale passe par Google et bien plus si l’on compte l’ensemble des GAFAM. (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.)

Internet modifie nos manières de penser, de comprendre, d’être en relation. Depuis 50 ans vous vivons une mutation des médias. Préparé par l’électricité et la télévision le numérique est devenu une culture, ce qui signifie que les médiations par lesquelles l’Evangile de Jésus-Christ nous atteint interfèrent et réorganisent la communication, donc l’accès au contenu même de la foi et donc à la forme de la doctrine chrétienne. Afin de comprendre cette mutation profonde il nous faut :

1- Des éléments de médiodiologie

2- Caractériser la culture numérique actuelle

Qu’est-ce que la médiologie ?

La médiologie est une théorie des médiations techniques et institutionnelles de la culture. Le pionnier de cette discipline est le canadien Marshall McLuhan. Elle est développée principalement aujourd’hui par le philosophe Régis Debray. La médiologie fédère à partir des années 1990 un ensemble de chercheurs, les médiologues.

La théorie des médiasphères :

  • Logosphère
  • Graphosphère
  • Vidéosphère

(On peut repérer des évolutions mais aucune sphère ne chasse complètement l’autre)

La logosphère

A la logosphère correspond l’ère des idoles au sens du grec eidôlon, c’est dire image. Elle s’étend de l’invention de l’écriture à l’invention de l’imprimerie.

La logosphère est un ensemble culturel, un écosystème de notre vision du monde et de notre horizon d’attente. (On n’attend pas la même chose d’un Christ Pantocrator dans une abside, d’un autoportrait de Rembrandt et d’un clip de Beyoncé pour faire la pub du musée du Louvres)

L’idole-image a à voir avec un temps immobile, un monde vertical, un surnaturel omniprésent et imposant. L’idole est déifiant, vise l’éternité par la répétition. La communication est centrée sur l’art oratoire.

La graphosphère

C’est l’ère de l’art, dont l’époque s’étend de l’invention de l’imprimerie à la télé en couleur.

L’art, de l’artiste, qui devient un individu, est lent, mais le mouvement arrive, le souci du concret et de l’humanité, l’apparition de l’autoportrait. L’art, les arts vont être édifiants, visent l’immortalité.

Mc Luhan la nomme « galaxie Gutenberg ». L’imprimerie a introduit de la distance (entre celui qui écrit et celui qui lit), réintroduit une lenteur, de la raison critique et analytique et la notion d’auteur. L’imprimerie va développer l’enseignement donc une transmission-tradition dont l’autorité de l’écrit imprimé va être le principal vecteur.

La vidéosphère

C’est l’ère du visuel, nous y sommes.

Le visuel est mondial, la mondovision débute avec le couronnement de la reine Elisabeth II. Le visuel, cherche l’événement. La vidéosphère cherche le nouveau, la rupture, le scandale, l’innovation.

La mondovision nous a préparés à l’ère d’internet. Première étape, d’une communication qui reste verticale et autorisée. (Elisabeth II, Jean-Paul II)

Dans le régime visuel, l’image, le média est son propre référent, à la différence de l’image-idole qui renvoie à de l’invisible et à l’art qui représente le monde. La nature du média façonne la culture. Quand le média dominant change, la culture change.

Naissance et développement d’Internet

Des militaires, des chercheurs et des libertaires-hippies furent les premiers utilisateurs d’internet. Pour ces derniers, internet, ce réseau d’ordinateurs, représentait une nouvelle manière révolutionnaire de s’approprier les savoirs. Il était désormais possible de développer une approche horizontale, partagée et non hiérarchisée des connaissances.

Une fois internet créé, l’autre révolution apparut avec le web (la toile) : la toile existe à partir du moment il y a des liens qu’on appelle hypertexte qui peuvent fonctionner. Aujourd’hui cela nous semble tellement évident ces petits surlignages bleus…Pourtant il a bien fallu que quelqu’un l’invente ! (le Suisse Tim Berners-Lee)

Le lien hypertexte est une innovation dans l’ordre de l’accès aux savoirs et dans la manière d’organiser savoirs et connaissances. Le lien hypertexte a bouleversé notre logique bibliothécaire, celle de la Galaxie Gutenberg. Tout livre doit être rangé, sinon il est perdu. Il y a un titre, un auteur, une catégorie (roman, essai, etc.) une langue, une date …

Avec le lien hypertexte, il n’y a pas de tiroir prévu, c’est l’auteur des textes ou l’éditeur qui décident des liens possibles d’un texte à des milliers, des millions d’autres. Pas de hiérarchie, que des liens…sur toute la toile. Les connaissances ne sont pas ordonnées mais seulement reliées.

Internet avec sa toile, le web en fait le World Wide Web n’a cessé de se développer depuis 1980.

Le Web 1.0 c’est internet conçu comme une immense bibliothèque où chacun peut trouver des informations déposées sur des sites. L’ampleur des données (big data) est incommensurable par le développement des capacités de mémoire et de la rapidité des métaux transmetteur.

Le Web 2.0 (années 2000) c’est l’internet interactif, où on peut échanger entre pairs des informations, des images, etc. Facebook, Instagram, Twitter, LinkedIn, etc. ce qu’on appelle des réseaux sociaux.

Avec le Web 2.0 nous assistons sur les réseaux sociaux à des constructions d’identités personnelles d’un nouveau type.

Ainsi se croisent des identités :

  • Civiles ( nom, prénom sexe, âge etc.
  • Agissantes, engagement, passion, pratiques, etc.
  • Narratives, journal intime, photos de sa vie etc.
  • Virtuelles, avatar, pseudo, jeux, idéalisation.

Ces identités croisent l’être, le faire, le réel, le projeté. Non pas que cela n’existait pas avant, mais les réseaux sociaux facilitent et amplifient le phénomène et mettent en valeur certaines identités.

Ainsi se croisent des formes d’identités qui étaient à l’œuvre dans nos sociétés, mais ici elles leurs résonances sont amplifiées et leurs communications sont ultra rapides :

Civiles (nom, prénom sexe, âge etc.)

+ photos, statut…ex : sites officiels professionnels

Agissantes, engagement, passion, pratiques, amis, etc. réseaux sociaux privé mais aussi professionnel
Narratives, journal intime, photos de sa vie etc. Réseaux sociaux, facebook, Instagram…
Virtuelles, avatar, pseudo, jeux, idéalisation.

Le Web 3.0 (années 2010) ou web sémantique qui par des algorithmes traitent automatiquement des données et les bases de données. (plateforme d’achat, location d’appart etc.)

Le Web 3.0 permet d’échanger des informations à grande échelle avec deux modèles

  • Génératif, les internautes produisent de la valeur relationnelle, esthétique, informative etc. Wikipédia, blogs sur toute sorte de sujets.
  • Extractif, ces valeurs peuvent être capturées par des plateformes d’achats, de commerce, exemple de google, qui monétisent ces valeurs auprès du marché publicitaire.

Le Web 4.0 le plus récent, c’est le web des objets connectés.

Le phénomène internet dépasse en rapidité et quantité tous les phénomènes de l’histoire depuis le début de l’humanité.

En quarante ans, on est passé de quelques utilisateurs dans des institutions protégées à une utilisation par plus de la moitié de la population mondiale. (+ de 4 milliards)

Chaque jour les données sur le web représentent 2,5 exaoctets, (1 Exa = 10 puissance 18 !, un milliard de milliards, un trillion)

Mais ces données quantitatives ne suffisent pas à comprendre internet, c’est ce que dit le Directoire.

La culture numérique : les algorithmes

Algorithme : origine du nom d’un mathématicien perse (783-850) Al-Kwharizmi. C’est un ensemble d’instructions informatiques permettant de réaliser un calcul. (on peut les comparer à une recette de cuisine.) Il faut avoir les ingrédients (données data) bien suivre les instructions et respecter l’ordre de la recette pour réussir le plat)

Les algorithmes sont des procédures ordonnées qui permettent de transformer les données initiales en un résultat.

Sans ces techniques calculatoires nous sommes incapables de trouver des informations pertinentes ni de transformer des données en connaissances. Ils sont devenus indispensables.

A quoi rêvent les algorithmes? Ceci est le titre d’un livre de Dominique Cardon qui a aidé à nous sortir des naïvetés et faire comprendre le rôle de ces procédures de calcul en dehors du cercle des informaticiens.

Les algorithmes « observent, analysent, comptent, monitorent, surveillent, influencent et conditionnent nos comportements ». Pour cela CARDON effectue une cartographie très éclairante de l’influence des algorithmes sur nos comportements.

Au sein de l’infrastructure numérique, (des in-traces des big data) les algorithmes interfèrent dans notre rapport au monde, soit à côté de nos clics, soit au-dessus de nos clics, ou encore depuis l’intérieur de nos réseaux ou par en-dessous nos clics.

A côté de nos clics, tels sont les mesures d’audience, qui dénombrent les clics et décrètent la popularité des sites. Popularité

Au-dessus du Web, tel est l’algorithme Page-Rank de Google qui hiérarchise l’autorité des sites en fonction des liens hypertextes échangés. L’essentiel des principes hiérarchiques de Google sont commerciaux. Google n’est pas transparent par rapport aux données, il oriente nos choix. (c’est pour cela que la création de Page-Rank signe la fin de l’utopie internet) Autorité

A l’intérieur du net, tels sont les mesures de réputations, particulièrement développées avec les réseaux sociaux qui valorisent personnes et produits, au risque de l’indistinction entre les deux. Cf. L’amour sous algorithmes, livre qui dénonce les systèmes algorithmiques des sites de rencontres. Réputation https://youtu.be/tyYYnC2h8-s ;

Sous le Web, telles sont « les mesures prédictives destinées à personnaliser les informations présentées à l’utilisateur […basées] sur des méthodes statistiques d’apprentissage pour calculer les traces de navigation des internautes et leur prédire leur comportement à partir de celui des autres. Ici, l’algorithme est prédictif, il vous prédit ce que vous allez acheter. Mais le site de rencontre marche pareil ! Il prédit pour vous la personne que vous devez rencontrer ! Prédiction

Le web n’est pas un outil qui améliore la transmission du message ; un relais de la parole et de l’écrit. Non, les algorithmes organisent, hiérarchisent, modèlent le message et captent l’attention de l’internaute en vue d’un objectif le plus souvent économique (mais aussi politique, idéologique, religieux, complotiste…). « L’algorithme exerce sa domination. Il prétend donner aux internautes les moyens de se gouverner eux-mêmes ; mais réduits à leur seule conduite, les individus sont assignés à la reproduction automatique de la société et d’eux-mêmes. Le probable préempte le possible ».

Pourquoi les réseaux sociaux, les sites et les blogs catholiques n’évangélisent pas? (cf. Renaud Laby)

Parce que les algorithmes nous renvoient sur nous-mêmes ou ceux qui nous ressemblent ou bien encore pensent comme nous.

  • Laurent SOLLY, le patron de Facebook France, explique que son réseau « veut permettre d’échanger uniquement avec des gens ou des entreprises dont vous vous sentez proches. »
  • L’altérité devient menace sur le net et se transforme vite en violence. Cette logique « d’entre-soi » des sites religieux, correspond en fait à la logique des algorithmes qui bouclent sur nous-mêmes…et elle nous convient sans doute…

Révéler l’inconscient technologique

Notre intention n’était pas de diaboliser, ni de dire c’est bien ou c’est mal mais d’expliciter ce que signifie le Directoire quand il dit que le numérique c’est notre monde, que c’est une culture nouvelle.

Il s’agissait simplement de nous révéler notre inconscient technologique (Yves Citton), ou l’Apocalypse cognitive (G. Bronner)

Nous sommes dans une mutation des médias avec une génération de médias qui changent la notion même de médias.

Les pratiques catéchétiques et le soin de l’attention

Introduction

Nous pourrions facilement nous laisser fasciner par le vertige des mutations médiatiques et nous laisser dire que les pratiques ecclésiales auront toujours un train ou plutôt une génération de retard.

La foi chrétienne est une religion de la médiation, parce que le Christ est l’unique médiateur et que par sa médiation il est plénitude de la Révélation de Dieu.

Donc, une mutation rapide des médiations culturelles affecte profondément la foi chrétienne sans pour autant la rejeter.

Avec Bronner et la socio-psychologie nous pouvons comprendre la nature de la crise attentionnelle que nous vivons.

La médiologie quant à elle peut nous aide à comprendre comment les médiasphères nous transforment. Quel type d’annonce, quel type de transmission se fait à l’ère de la vidéosphère ?

Avec Yves Citton cette révolution culturelle nous invite à faire attention. Son geste intellectuel engage une attention conjointe à son propos qui pourrait être un stimulant pour des pratiques catéchétiques françaises qui captent de moins en moins l’attention. Les notions d’attention conjointe et de modulation des focalisations doivent pouvoir réinterroger nos pratiques catéchétiques de façon féconde.

Une crise attentionnelle amplifiée par le numérique

Pourquoi Google c’est gratuit ?

Par quel miracle puis-je bénéficier de la gratuité d’un moteur de recherche ou d’un réseau internet ?

« Cette gratuité n’est autre que le prix d’ores et déjà payé à mon attention. C’est ce qu’exprime le proverbe de « la nouvelle économie » : si un produit est gratuit, alors le vrai produit, c’est vous ! Plus précisément votre attention », explique Yves CITTON.

Gérarld Bronner nous montre dans son livre Apocalypse cognitive pourquoi et comment internet et les réseaux sociaux parviennent à capter notre attention, à la focaliser de façon virale.

Pour Bronner internet opère une dérégulation du marché cognitif. C’est-à-dire que les médiations institutionnelles, culturelles et éducatives qui ont pour fonction de nous humaniser, en nous détachant de nos instincts, ne fonctionnent plus ou moins bien pris de vitesse par des informations virales et horizontales sans retenues qui circulent à la vitesse de la lumière sur internet.

Les études psychosociales sur l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux convergent et nous font quitter notre naïveté pour dire que notre cerveau se focalise prioritairement sur :

  • Des informations égocentrées
  • Qui supposent un combat (agonistiques)
  • Qui concernent la sexualité
  • Qui font peur

Ce qui est plus préoccupant, c’est que les réseaux sociaux amplifient chacun de ces phénomènes et ainsi la colère et la violence verbale s’y expriment sans retenue.

L’hameçonnage de notre curiosité par :

  • La surprise, l’événement, l’inédit, l’indignation, l’incertain sont des moteurs essentiels de la captation de notre attention. La première captation est économique. Les sites dit putaclic, sont des pièges à clics!
  • « Vous ne devinerez jamais, les 10 meilleurs, le 7è va vous étonner, 5 choses que vous ne saviez probablement pas et le célèbre OMG, Oh my God ! » ces phrases d’accroches sont toutes « des pièges à clics » qui ont un objectif commercial évident en suscitant du désir par l’insertion de pubs et de liens…

Mais ces mêmes procédés fonctionnent aussi pour des sites idéologiques ou complotistes.

La corrélation visuelle si aisée et fascinante sur le net révèle un problème de logique argumentative auquel nous devons être attentif.

La logique des liens visuels si facile sur le web entraine une confusion logique qui peut être dramatique parfois, c’est la confusion entre corrélation et causalité. Hélas souvent exploitée par des sites conspirationnistes ou des sectes. Le principe est simple, rapprocher deux données (pas forcément fausses, ça marche mieux quand c’est vrai) par un « comme par hasard ».

Par exemple un gourou de l’anthroposophie en 2020 a fait une corrélation entre l’apparition de la Covid-19 à Wuhan et l’implantation de la 5G dans cette même ville. Les 2 informations sont vraies, ce qu’il l’est moins c’est qu’il prétendait que la 5G a été implantée uniquement à Wuhan alors qu’elle a été implantée dans 50 villes chinoises.

Il en a fait une vidéo qui s’est répandue de façon virale (sans jeu de mots) sur la toile.

Un rapprochement n’est pas automatiquement une causalité, il faut le démontrer, ce que ne font pas les complotistes.

Déduire une causalité d’un rapprochement est la chose la plus facile du monde. Que manque-t-il à la corrélation simple du lien établi entre 5G et Covid-19 ?

Il manque une argumentation et cela masque une variable cachée. La 5G a été implantée dans les villes de grandes densité de population. Donc, le lien qui unit Covid-19 et 5G c’est la grande densité de population et s’il y a un lien de causalité il est là.

D’où la loi dite de Brodolini (sociologue et informaticien italien) « La quantité d’énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu’il faut pour les produire » !

Une crise attentionnelle amplifiée par le numérique : en médiologie on distingue deux logiques qui éclairent la crise de la transmission

Communication Transmission
Temps court, synchronie, l’actualité, la vitesse Temps long, diachronie, l’empreinte, la pérennité
L’information pour usage Valeurs et savoirs pour mémoire
Opinions, consensus, persuasion, publicité Monument, héritage, archives, religion, patrimoine, affiliation
Belle audience Belle résistance
Dimensions pratiques, symbolique pas nécessaire Fait lien, dimension symbolique et instituée, générations

 

Communication (valorisée en vidéo-sphère) Transmission (plus en place en logo ou grapho-sphère)
Individu Symbolique (ce qui va ensemble
Performance Tradition
Codes linguistiques actuels Communauté instituée, codes pérennes

Doit-on choisir ?

Vers une écologie de l’attention

« L’occident monothéiste a reçu de Byzance via le dogme de l’incarnation, la permission de l’image. Instruite par le dogme de la double nature du Christ et par sa propre expérience missionnaire, l’Eglise chrétienne était bien placée pour comprendre l’ambiguïté de l’image, à la fois supplément de puissance et dévoiement de l’esprit. D’où son ambivalence à l’égard de l’icône, de la peinture, comme aujourd’hui de l’audiovisuel. Cette oscillation n’est-elle pas une sagesse ? devant l’image, l’agnostique ne sera jamais assez chrétien. » cf Régis Debray, Vie et mort de l’image, Folio essais, Gallimard, 1992, p.100

Yves CITTON, dans son livre Pour une écologie de l’attention, étudie l’impact culturel, économique, politique et spirituel d’internet par le biais d’un concept central dans l’économie des médias : l’attention. (Yves CITTON, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2015.)

L’hypothèse de base de l’ouvrage est ainsi établie : « ce qui était un épiphénomène – prêter collectivement attention à ceci plutôt qu’à cela – est en passe de restructurer fondamentalement la façon dont nous (re) produisons matériellement nos existences.

L’attention est bien la ressource cruciale de notre époque numérique.

L’attention selon Yves CITTON est d’abord un phénomène collectif et relationnel (et pas seulement d’un sujet à un objet) au cœur du système économique actuel. Il faut alors parler d’économie de l’attention dont les GAFAM sont les maîtres.

L’attention est devenue une nouvelle forme de capital : « je » suis attentif qu’à ce que à quoi nous prêtons collectivement notre attention, voilà ce qu’essaient de saisir les GAFAM.

Tout l’enjeu est de passer d’une économie à une écologie de l’attention.

Dans le cadre d’une économie libérale de l’attention, l’algorithme PageRank de Google représente le système le plus performant de la gestion collective de l’attention. Yves CITTON parle d’un condensateur d’attention qui fonctionne sur un principe de hiérarchisation par agrégation attentionnelle, selon la formule, « vous valez ce que vaut l’attention qui vous est consacrée »

Une écologie de l’attention doit surmonter :

  • Première pathologie est le déséquilibre entre la surabondance de biens sémiotiques mis à disposition (2,5 trillions d’octets par jour) sur le net avec le peu de temps d’absorption intelligente et attentionnée. En quelques minutes il s’échange plus d’informations sur le net que durant toute l’histoire de l’humanité avant internet!
  • Deuxième pathologie liée à la précédente, la fragmentation hyperrapide de l’attention engendre une érosion de l’attention socialisante, sauf à ce qui nous ressemble. Nous entrons dans une culture de la distraction numérique (Guy Marchessault) certains évoquent une arme de distraction massive !

Après l’attention collective Citton s’intéresse à l’attention conjointe qui se forge chez l’enfant par le regard de sa mère, chez l’amoureux avec son aimée, ou plus généralement dans des petits groupes, comme la salle de classe ou la salle de spectacle (dans une rencontre catéchétique…). Ici, peut se faire ou se défaire la prise en compte attentionnée de la vulnérabilité.

Après le nous prêtons attention et le tu prêtes attention avec moi, il devient possible de penser et d’orienter mon attention qui dirige mon devenir, « puisque l’attention est tout autant quelque chose que l’on fait (par soi-même et parfois nous défait) que quelque chose que l’on prête à autrui. J’ai prêté attention à ceci ou à celui-ci.

Il y a une décision spirituelle à prendre au sein de notre culture numérique celle de choisir de prêter attention. De choisir ses attentions et de ne pas toujours être choisi, ni de se laisser agir par des algorithmes qui captent et prédisent notre attention.

Pour Citton il ne s’agit pas de choisir ou de diaboliser nos médias dominants mais comprendre cette inconscient technologique afin d’être dans la culture en sachant conjuguer le regard hyper-rapide et l’hyper-focalisation avec des lectures lentes et profondes, conjuguer différents régimes attentionnels, l’attention multiple et simultanée et le soin attentionnel d’autrui.

Il ne faut pas choisir entre boire et manger, dit encore Yves Citton. Les enfants du numérique et les immigrants du numérique ont des expériences différentes de l’attention : elles ne s’excluent pas.

Conclusion : une attention catéchétique

Dans le RICA, dans le TNOC, et de façon plus appuyée dans le DpC, il est question d’un rapport entre le catéchiste-accompagnateur et l’initié-catéchisé qui construisent ensemble une attention conjointe à Jésus Christ. L’expérience de l’initiation suppose un double geste de prêter attention à ce que l’accompagnateur entraîne à vivre et ce que l’initié apprend à vivre. Le lien est celui de l’attention, mais d’une attention asymétrique puisque l’un (l’initiateur ou catéchète ou la communauté) a déjà éprouvé ce que l’autre est invité à vivre. Ainsi cette sorte d’attention conjointe peut conjuguer communication et transmission d’une tradition.

L’Evangile de Jésus Christ nous invite sans cesse à prendre soin de l’attention que l’on prêtre, au « plus petits d’entre les miens », « à la brebis perdue », « à l’homme blessé », « aux Lys des champs », « aux paroles de vie…qui a des oreilles… ». L’attention est un bien spirituel précieux essentiel à notre culture numérique, essentiel à un renouveau des pratiques catéchétiques.

Joël Molinario, directeur de l’ISPC

Perspectives catéchétiques (2021)

« Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises » (Ap 2,17a) Retour sur la session de formation organisée en visioconférence par le Service national de la catéchèse et du catéchuménat de la Conférence des évêques de France mercredi 20 et jeudi 21 janvier 2021.