La musique, un chemin vers Dieu ?
Cet article est paru dans la revue Initiales n°230 « Toute la musique que j’aime »
« Battement du cœur mystique de l’humanité », l’expression musicale offre au christianisme un support privilégié pour sa symbolique propre et pour la transmission du message évangélique.
Par le corps qui jubile, grâce au souffle créateur, entre unité et diversité…
La musique sous ses multiples formes, a toujours tenu dans ma vie une place essentielle, y compris dans ma vie spirituelle. Il n’y a pas eu d’écoute ou d’interprétation qui ne soit expérience intérieure. Une autre forme de prière, une adhésion à Dieu au-delà du verbe humain. Elle a toujours été, même aux heures les plus difficiles, un temps et un lieu d’expression des tensions intérieures, mais aussi de la paix retrouvée.
Il est vrai qu’il y a, dans les différentes expressions de la musique, une ouverture paradoxale à l’indicible et à l’inexprimable par le relais de toutes nos capacités à dire et à exprimer. Ce qu’il y a de plus grand et de plus mystérieux dans notre intuition de l’absolu ou de l’infini peut être traduit par ce qu’il y a de plus fragile dans les outils que nous utilisons, de la voix humaine aux instruments. Ce que l’artiste musicien ressent, ce qu’il vit au plus intime et au plus secret de lui-même – car l’œuvre s’élabore en lui avant d’être écrite ou interprétée – il le livre au risque des moyens humains dont aucune forme aussi élaborée soit-elle ne traduira vraiment ce qui est intérieurement perçu ou entendu.
Et pourtant, malgré la fragilité de son écriture ou des relais instrumentaux ou techniques, la musique nous plonge au cœur même des palpitations du monde. Elle y révèle, jusqu’en ses tensions extrêmes, la permanence d’une quête de beauté et d’une authentique grandeur. Dans sa symbolique profonde, elle évoque les rythmes fondateurs, les rythmes intérieurs de l’existence. Elle est l’instant et la durée, elle traduit la douleur et la joie, elle dit l’interruption et le franchissement, le simple et le complexe, la rupture et la naissance. J’oserai dire qu’elle est, dans son registre spirituel propre, le battement du cœur mystique de l’humanité.
Un puissant révélateur de l’âme
Mais allons plus loin et pouvons-nous dire que la musique est un chemin vers Dieu ? Elle l’a été et le reste pour beaucoup, même parmi ceux et celles qui demeurent aux marges de la foi chrétienne. Je songe à ces paroles d’un auteur, probablement inattendu ici, l’essayiste roumain Emil Michel Cioran, plutôt connu désabusée du monde et qui osa pourtant parler de « l’essence sacrée de la musique », de sa « puissance théologique » de sa capacité à révéler le seul Dieu qui mérite d’être connu car « elle agit comme un puissant révélateur.
Nous ne sentons vraiment que nous avons une âme que lorsque nous écoutons de la musique… Si l’on n’avait pas d’âme, la musique l’aurait créée ». « Dieu peut remercier Bach » écrit Cioran, « parce que Bach est la preuve de l’existence de Dieu… ».
Après avoir entendu le Requiem de Mozart, Cioran écrira : « Comment croire, après une pareille audition, que l’univers n’ait aucun sens ? Que tant de sublime se résolve dans le néant, le cœur aussi bien que l’entendement refuse de l’admettre »1.
On peut effectivement parler sans excès, dans le cas de certaines œuvres du répertoire dit « sacré » ou « liturgique » – d’une véritable dimension kérygmatique, voire catéchétique de la musique.
L’alliance entre l’esprit, le corps et la matière
Le christianisme a toujours trouvé dans l’expression musicale un support privilégié pour sa symbolique propre et pour la transmission du message évangélique. Je l’exprimerai brièvement en trois aspects.
Le rôle du corps. N’y a-t-il pas, déjà là, théologiquement et spirituellement, une prise en compte de l’Incarnation ? Si la première et la plus naturelle expression de la musique est le chant, on peut dire que le corps a joué dès l’origine un rôle essentiel, en permettant ce lien entre l’expression de la voix et la dimension intérieure de l’être humain. Le Verbe de Dieu a pris chair et rien ne peut être dit ou perçu de celui qui reste invisible hors de l’investissement du corps.
Saint Augustin, comme de nombreux Pères de l’Église, reconnaissait dans le chant une forme privilégiée de l’expression de la foi : « Pour Dieu, bien chanter, c’est chanter dans la joie… Qu’est-ce que jubiler ? C’est ne pouvoir expliquer avec des mots sa joie et pourtant témoigner avec sa voix ce qu’on ressent intérieurement et qu’on ne peut expliquer avec des mots. C’est cela jubiler »2.
Tout musicien sait le rapport permanent qu’il y a entre son corps et ce qu’il peut exprimer, y compris avec la matérialité des instruments qui, d’une certaine façon, font corps avec lui.
Sans privilégier pour autant cet instrument, je pense à l’orgue où le corps entier s’exprime avec un instrument qui fait appel à tant de registres différents, de l’architecture à la physique et du mécanique au numérique. Si la musique trouve ici l’une de ses expressions les plus riches, c’est bien dû à l’alliance entre l’esprit, le corps et la matière, indissociables dans l’expérience spirituelle et l’accès à cette part la plus profonde et illimitée de l’existence.
Un modèle de recherche et d’inventivité constante
L’importance du souffle créateur. Serait-ce la dimension, pneumatologique de la musique, ou son rapport au souffle permanent et libérant de l’Esprit de Dieu ? La musique est la dimension de l’art qui traduit le plus fortement le souffle créateur. Et pas seulement parce que le souffle est un relais essentiel d’intériorité tant pour la voix humaine que pour un certain nombre d’instruments, mais parce que cette réalité du souffle permet de relier et de tenir ensemble tous les éléments de l’univers vivant. Souffle et lumière étant indissociables dans l’expérience de la beauté.
Je pense à la liberté et à la créativité des musiciens non seulement dans l’improvisation mais dans l’interprétation d’une partition où ils deviennent médiateurs entre l’intuition du compositeur et ceux qui écoutent. Entre celui qui a créé et ceux qui reçoivent cette autre parole qu’est la musique. C’est bien, dans la variété infinie des interprétations, une seule et même musique qui vient toucher le cœur. Dialectique incessante entre la raison et la passion, entre l’analyse et l’émotion. La musique est un modèle de recherche et d’inventivité constante. Face à la standardisation, il s’agit toujours de favoriser la créativité et l’improvisation… Parler de souffle créateur pour le musicien, c’est évoquer le champ considérable de possibilités offertes par son art.
Une parabole de vérité
Le rapport entre l’unité et la diversité. Serait-ce la dimension trinitaire de la musique ?
Si « la vérité est symphonique », comme le dit le théologien Hans Urs Von Balthasar, la musique, dans le déploiement illimité de ses expressions, est une parabole de vérité. Elle est d’ailleurs étonnamment et d’une certaine façon, un modèle artistique de ce qu’est la société : articulation de l’un et du multiple, du monophonique et du polyphonique, des dissonances et de l’harmonie.
Là encore s’exprime, avec toutes les capacités souvent imprévisibles de la musique, la liberté et la recherche incessante d’unité intérieure, jusque dans les apparentes dislocations sonores et rythmiques. De la simple mélodie aux plus puissantes ou déroutantes architectures sonores, instrumentales ou synthétiques, ce qui est essentiel ce n’est pas tant la prouesse technique que la volonté d’exprimer toujours plus l’intuition, en la reliant au désir d’élaborer et de créer, de construire un monde nouveau, à la mesure de nos attentes les plus profondes.
Pourrions-nous dire, en conclusion, qu’il y a aussi une véritable dimension pédagogique de la musique, relevant de l’acte créateur permanent et de la pédagogie même de Dieu ? Assurément. Dimension pédagogique et sociale, source d’équilibre et de paix, facteur de formation de la personne et d’intégration. Le violoncelliste et compositeur Pablo Casals disait : « La musique chasse la haine chez ceux qui sont sans amour. Elle donne la paix à ceux qui sont sans repos. Elle console ceux qui pleurent ».
La musique, un chemin vers Dieu ? Nous pouvons l’affirmer. La musique est un accès au mystère invisible mais perceptible de l’humanité dans son lien permanent au Dieu créateur. Le langage qui prend forme dans l’inattendu de la matière ou du son, est paradoxalement capable de nous dire quelque chose de l’indicible… Et la longue et ininterrompue succession des artistes et des compositeurs, dans leur diversité et leurs recherches, nous confirme, selon les mots de Philippe Charru, que la musique est « une voie spirituelle » et que, par elle, « le lointain se fait proche… »3.
Monseigneur André Dupleix, Enseignant à ISTA de l’Institut catholique de Paris
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1.Cf. Matthieu Guillot, Cioran et la musique. Le déchirement de l’absolu, Études, 392, mai 2000, pp. 669-678.
2. Saint Augustin, Discours sur les Psaumes, 94,3, Cerf, « Sagesses chrétiennes », t. II, 2007, p. 275.
3. Philippe Charru, Quand le lointain se fait proche, Seuil, 2011.