Un pauvre a crié, Dieu entend : la Bible annonce un nouvel ordre social
Cet article est paru dans la revue Initiales n°256 : En progrès, mais peut mieux faire !
« J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer » (Ex 3, 7-8). C’est dans cette relation aux opprimés qu’Israël reconnaît et identifie son Dieu.
Cet événement fondateur sous-tend en permanence le cours de l’histoire du peuple. « Zahor, souviens-toi », martèle la Bible. Rappelle-toi l’engagement de Dieu envers toi, quand tu étais opprimé. Rappelle-toi l’alliance indéfectible qu’il a conclue avec toi en te libérant. Cette mémoire fonde toute l’éthique sociale d’Israël. Se souvenir de la condition d’esclavage vient critiquer tous les risques d’exploitation et d’oppression. Se souvenir de la migration d’Abraham oblige envers l’étranger, l’immigré. Les lois inscrites dans la Torah prennent sens dans ce rappel : « Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte… » (Dt 5, 15). « Mon père était un Araméen nomade » (Dt 26, 5). Le maître est invité à se reconnaître de la même condition que l’esclave ou l’immigré, il est son frère.
La Loi, un progrès social
La Loi est réponse au don reçu et à la relation à Dieu ouverte par ce don : don de la Création qui fait les hommes égaux et leur donne à tous la terre en partage, don de l’alliance à Israël. Avant la loi, il y a le don qui invite Israël à entrer dans une relation d’amour avec son Dieu. Un Dieu qui a créé les hommes libres et égaux. Les grands codes de lois d’Israël1 posent le cadre de la protection des plus faibles dans la société, les pauvres que Dieu déclare comme siens (Ex 22, 24). Non-exploitation des pauvres et des salariés, remise de dettes, respect du droit de la veuve et de l’orphelin, accueil de l’étranger, libération des esclaves : pour atteindre l’idéal posé par son Dieu, la marge de progrès d’Israël est conséquente !
Sous la royauté, les prophètes dénonceront sans relâche la perversion de l’ordre social qui prive l’émigré, la veuve, l’orphelin, le débiteur des biens élémentaires parce qu’ils sont exclus de la possession de terres et donc de revenus. Ces situations d’injustice et d’oppression des riches envers les pauvres suscitent la colère de Dieu. Son engagement envers les pauvres fait perdre toute valeur au culte venant d’hommes injustes : « Vous avez beau multiplier les prières, je n’écoute pas : vos mains sont pleines de sang » (Is 1, 15). Car Dieu est rejoint autant dans la défense de la cause des pauvres que dans le culte, et surtout pas l’un sans l’autre. L’exil à Babylone viendra sanctionner l’infidélité du peuple à la loi de Dieu.
La bonne nouvelle de la libération
« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que la Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18). Et cette bonne nouvelle est libération des captifs et des opprimés. Telle est la clef qui donne le sens de la mission de Jésus : les pauvres sont les premiers destinataires de l’Évangile.
« Heureux vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » (Lc 6, 20). La libération promise aux pauvres est l’acte d’un Dieu qui rétablit la justice initiale. La Bonne Nouvelle du Royaume est l’annonce par Jésus d’un nouvel ordre social où les pauvres ne seront plus pauvres, les opprimés seront libérés, les exclus réintégrés. Chaque geste, chaque parole du Christ cherchera à relever, guérir, restaurer les liens rompus avec les autres ou avec Dieu, réintégrer dans le corps social ceux qui en étaient exclus, bien souvent au nom même de la religion.
Dans sa Passion, le Christ rejoint tous ceux que l’humanité ne cesse de rejeter comme de simples déchets pour leur manifester le lien d’amour inconditionnel de Dieu pour eux. Ce lien, tenu jusqu’au bout par la fidélité du Fils à son Père et aux plus pauvres, en traversant la mort signe la victoire de cet amour sur toutes les formes du mal à commencer par la pauvreté. Par celui qui a aimé jusqu’au bout, la vie a jailli au-delà de la mort. Il n’y a plus d’abandonnés de Dieu. Jésus s’identifie avec tous les abandonnés de la terre. Et ceux-ci ne s’y trompent pas qui savent reconnaître en lui leur semblable, qui comme eux souffre à en mourir. Et si Dieu souffre, leur souffrance prend un autre sens. Elle devient lieu d’une rencontre avec un Dieu proche qui peut les comprendre. La rencontre avec les plus pauvres devient alors rencontre avec le Christ lui-même (Mt 25). Le pauvre est figure du Christ, le corps du pauvre est le corps du Christ. Et c’est bien l’engagement de Dieu envers tous, à commencer par les exclus, dont nous faisons mémoire dans l’eucharistie pour y conformer notre vie à la suite du Christ.
Un style de vie cohérent
Les premiers chrétiens témoignent d’un style de vie selon le Christ, qui met en œuvre cette cohérence entre liturgie et partage entre tous « en fonction des besoins de chacun » (Ac 2, 45), de sorte qu’ «aucun d’entre eux n’était dans l’indigence » (Ac 4, 34).
Cette préoccupation des pauvres comme signe de la vie nouvelle à la suite du Christ parcourt le Nouveau Testament. Quand Paul rencontre à Jérusalem les responsables de l’Église pour confirmer sa mission, la seule recommandation qu’il reçoit de leur part est « de nous souvenir des pauvres, ce que j’ai pris grand soin de faire. » (Ga 2, 10). Sa prédication touche les milieux les plus pauvres, annonçant l’abolition des hiérarchies sociales2 . Et l’on retrouve dans l’épître de Jacques des accents déjà présents chez les prophètes pour redire le choix de Dieu pour « ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour en faire des riches dans la foi, et des héritiers du Royaume » (Jc 2, 5).
La vie et la mort de Jésus montrent jusqu’au bout l’engagement indéfectible de Dieu pour tous les hommes à commencer par les plus pauvres auxquels il lie sa vie jusque dans une mort ignominieuse. À leur tour, les disciples du Christ sont appelés à vivre cet engagement du Dieu de l’Alliance avec les plus petits. C’est par eux et avec eux que le Royaume adviendra car « l’histoire se fait avec les plus pauvres qui sont les acteurs du salut. »3
Claire Escaffre, bibliste, co-rédactrice de Ze Bible
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1. Code de l’Alliance : Ex 20,22-23,19 ; Code deutéronomique Dt 12-26 ; Loi de Sainteté : Lv 17-26
2. Ga 3,28
3. Pape François, Quand vous priez, dites NOTRE PERE, Bayard, Paris, 2018, p.52.
Extraits du Livre du Deutéronome, chapitre 15
4 De toute manière, il n’y aura pas de malheureux chez toi. Le Seigneur, en effet, te comblera de bénédictions dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage pour que tu en prennes possession.
5 Ceci, à condition que tu écoutes bien la voix du Seigneur ton Dieu, en veillant à pratiquer tout ce commandement que je te donne aujourd’hui. […]
7 Se trouve-t-il chez toi un malheureux parmi tes frères, dans l’une des villes de ton pays que le Seigneur ton Dieu te donne ? Tu n’endurciras pas ton cœur, tu ne fermeras pas la main à ton frère malheureux,8 mais tu lui ouvriras tout grand la main et lui prêteras largement de quoi suffire à ses besoins. […]
11 Certes, le malheureux ne disparaîtra pas de ce pays. Aussi je te donne ce commandement : tu ouvriras tout grand ta main pour ton frère quand il est, dans ton pays, pauvre et malheureux. […]
15 Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte et que le Seigneur ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui ce commandement.