L’antisémitisme, entre refus de l’altérité et tentation de l’« Homme-Dieu »
Cet article provient d’une lettre publiée dans plusieurs médias catholiques et sur le site du Secrétariat général de l’Enseignement catholique.
L’antisémitisme traduit le refus de l’altérité, conduit à l’athéisme et à la tentation de façonner un « Homme-Dieu ». Le père Laurent Stalla-Bourdillon, directeur du Service pastoral d’études politiques du diocèse de Paris, chargé de l’accompagnement pastoral à l’Institut supérieur de formation de l’enseignement catholique des diocèses d’Île-de-France, analyse ici les poussées d’antisémitisme. Elles manifestent, pour le curé de la paroisse Ste Clotilde, un refus de Dieu à travers l’effacement du peuple juif, premier témoin de l’Alliance et la tentation de prendre sa place en s’érigeant en « Homme-Dieu ».
L’antisémitisme n’est pas uniquement le fait d’une théologie musulmane soumise à une lecture littérale et fixiste du Coran, mais, plus profondément, d’un déni d’une culture dans son ensemble de faire pleinement droit à la dimension transcendante de l’Humanité, dont le peuple Juif est, en raison de son histoire, comme le symbole charnel et éthique. Pour comprendre où sont les racines de l’antisémitisme, il faut essayer de redire la signification de l’identité juive. A moins de cela, on ne peut pas rendre compte des ressentiments qui contaminent la pensée humaine, et spécialement théologique, contre les Juifs. Or précisément, il nous semble que l’existence d’un peuple juif est la belle empreinte dans l’histoire de la famille humaine d’une présence cachée en toute personne humaine : la conscience de Dieu et de son Altérité !
Être juif, être à la louange de Dieu
Être juif, c’est étymologiquement, en hébreu, « être à la louange de Dieu ». Que l’on soit juif pratiquant ou pas, la question n’est pas là, l’identité juive fait directement référence à la présence invincible et discrète de Dieu dans la création et dans l’histoire, présence qui interroge sans cesse la pensée de l’humanité. « Israël », dans la Bible, signifie littéralement en l’hébreu (ish-ra-el), « l’homme ayant combattu avec Dieu », ou « ayant vu Dieu ». C’est le nom donné à Jacob après qu’il a lutté toute une nuit avec l’Ange. Libéré de la puissance de mort qui animait son frère Esaü, au matin Jacob n’a plus peur de le rencontrer. La haine disparaît quand les deux frères tombent dans les bras l’un de l’autre.
Dans son nom biblique, le peuple d’Israël porte ainsi la promesse que l’humanité sera guérie du malheur qui la ronge. La mort sera vaincue : non seulement la mort subie, mais la mort par laquelle les hommes s’entretuent : la haine, l’envie, l’hybris.
Le peuple juif compterait aujourd’hui 16 millions de personnes, soit à peu près le même nombre de personnes qu’en 1900. Sa résurrection lui permet de retrouver sa population d’avant l’effroyable entreprise d’extermination nazie. Ce peuple a été et demeure au milieu des autres peuples, comme dans le pays d’Israël, différent et proche. Au bénéfice de tous les autres peuples qui ont à faire valoir, avec lui, leur spécificité et leur fraternité humaines. C’est pourquoi de la capacité des nations à accueillir le peuple juif dans sa singularité et à le bénir comme un frère, dépend la bénédiction que Dieu souhaite accorder à tous les peuples de la terre. Comme le dit la Bible : « Je bénirai ceux qui te béniront » (Gn 12,3).
Deux tentations
Cela étant donné, nous pouvons comprendre que deux tentations se présentent à l’esprit des philosophies et des religions du monde lorsqu’elles sont confrontées à l’identité et à la fraternité de l’histoire juive : les effacer pour dissoudre la question de la présence du Dieu créateur et sauveur dans les mémoires et les consciences. Puisque le peuple juif est le témoin singulier de l’altérité divine, rien n’est plus radical pour affirmer la mort de Dieu que de s’en prendre à son premier témoin.
La seconde tentation consiste non à nier Dieu, mais à prendre sa place en s’érigeant comme la véritable divinité. Les peuples veulent occuper la place de « l’élu ». L’Eglise Catholique n’a finalement exprimé une heureuse clairvoyance que lors du Concile Vatican II (1962-1965), après des siècles de rejet de sa propre racine. C’est à l’heure où s’affirme la conscience chrétienne d’une relation de dépendance fraternelle envers le peuple juif, dont son Messie est membre, que l’Eglise comprend qu’elle ne peut se penser elle-même en concurrence d’Israël sans Le trahir. C’est alors aussi que se manifeste l’erreur tragique d’une autre substitution, portée cette fois-ci par l’Islam fondamentaliste, qui s’en prend à la fois au Judaïsme et au Christianisme, dans le monde et en France.
Ainsi donc, les poussées d’antisémitisme religieux auxquels nous assistons manifestent, à nos yeux, un refus de la vérité et de la bonté transcendantes de Dieu et de son action dans l’histoire, mais aussi la volonté de se substituer à Dieu, en supplantant son peuple. Il y a une corrélation entre le rejet violent de la transcendance dans l’Homme et le rejet de ceux qui l’incarnent de manière si singulière. C’est pourquoi l’immanentisme athée, qui entend ignorer l’image et l’adoption divines en chacun et façonner une utopie de l’« Homme-Dieu » par l’effort d’une technologie prétendument sans limite, pourrait bien rejoindre les idéologies des fondamentalismes religieux contemporains dans le refus de l’altérité.
Vaincre l’antisémitisme
L’antisémitisme ne peut être vaincu que par un sursaut spirituel atteignant au plus profond des cœurs et des structures. Il s’agit de rendre à chacun les moyens de creuser en soi-même le mystère de sa propre vie, et d’y découvrir la présence de Dieu, à la fois Tout-Autre qui singularise et Non-Autre qui rassemble. C’est alors qu’est donnée la possibilité de travailler dans l’histoire des peuples à la construction d’une difficile fraternité, par la bienveillance de Celui qui les maintient tous dans l’unité et la diversité.
La présence du peuple juif parmi les nations, en diaspora et en Israël, parle mieux qu’aucune autre de la Promesse divine de conduire l’humanité vers la Vie, et de la fragilité de la réponse humaine. La présence du peuple juif signifie à tous que la vocation de l’humanité n’est pas d’avoir peur de Dieu mais de l’aimer, puisqu’on ne peut Lui obéir vraiment qu’en accueillant autrui, peuples et personnes, comme une source de profonde bénédiction pour tous. Dieu demeure le gardien de la fraternité. Il y a là une invitation à une radicale conversion, que le théologien et philosophe Maurice Zundel exprimait en ces termes : « faire le bien, ce n’est pas quelque chose à faire, mais quelqu’un à aimer ».