Ce que disent les familles de la Bible pour notre mission de catéchètes
Intervention du P. Gérard BILLON, exégète et bibliste, professeur à l’institut catholique de Paris, directeur du Service biblique « Évangile et Vie », de la revue des cahiers Evangile et président de l’Alliance biblique française lors de la session « L’Église famille : une force pour notre mission en catéchèse et catéchuménat » à la Conférence des évêques de France en janvier 2019.
L’Église, une famille formidable ? Selon quels critères ? Le père Gérard Billon nous invite à nous mettre à l’école de la Sainte Famille et des familles de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Introduction : Nazareth
Le point de départ de cette introduction, c’est une remarque du Pape Paul VI. Il a été le premier pape à voyager largement à l’extérieur et à aller en Terre Sainte. Il est allé en particulier à Nazareth. Le 5 janvier 1964, il a prononcé un discours cité par le pape François dans Amoris Laetitia (§66) : « Une leçon de vie familiale. Que Nazareth nous enseigne ce qu’est la famille, sa communion d’amour, son austère et simple beauté, son caractère sacré et inviolable ; … ».
C’est un souhait car de la vie de Nazareth, nous ne savons rien, sinon que Joseph, selon l’Évangile de Matthieu, y a amené Marie et l’enfant pour les soustraire au roi Archélaüs qui vivait à Jérusalem. Et Jésus sera appelé le Nazoréen au moment de la Passion (quand des soldats s’adressent à Pierre : Mt 26,71). Être Nazoréen, c’est être d’un terroir, d’un village, d’une histoire au quotidien. Nazareth est le temps du quotidien.
« … apprenons de Nazareth comment la formation qu’on y reçoit est douce et irremplaçable ; apprenons quel est son rôle primordial sur le plan social. » Je retiens deux choses : le mot formation et le mot social. La famille est insérée dans un tissu de relations sociales et il y a une formation c’est-à-dire une éducation.
Dans les Évangiles, on ne trouve qu’un seul épisode de l’enfance de Jésus : à 12 ans, il est perdu au Temple (Lc 2, 41-52). Le silence sur l’enfance correspond à la façon de raconter la vie des grands personnages dans l’Antiquité (César, Alexandre le Grand…) et dans la Bible. D’Abraham il n’est rien dit et sa vie commence à 75 ans. Moïse est laissé bébé (Ex 2) et on ne le retrouve que déjà adulte. C’est différent pour Samuel, on connait les évènements qui président à sa conception et à sa naissance. Stérile, Anne a prié. Elle a enfanté un fils avec Dieu (1 S, 2-3). De même, au chapitre 3 de la Genèse, Ève enfante Caïn avec Dieu. Cela montre qu’il y a un double niveau dans les relations familiales, les relations parents-enfants : le niveau physique, biologique, qui est le niveau visible et celui, invisible, de la relation avec Dieu.
1. De Nazareth au chêne de Moré
1.1 Famille biologique, famille d’élection : Jésus et Abraham
Luc 8 « 19 Sa mère et ses frères arrivèrent près de lui, mais ils ne pouvaient le rejoindre à cause de la foule. 20 On lui annonça : « Ta mère et tes frères se tiennent dehors ; ils veulent te voir. » 21 Il leur répondit : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique. » »
La famille biologique de Jésus c’est Marie, sa mère, Joseph qui l’a adopté et nous savons par les Évangiles qu’il a des frères et des sœurs. On connait les prénoms de ses frères (Jacques, José, Jude, Simon). Luc ne donne pas les noms de ses sœurs.
En Lc 8,19-21[1], on constate une grande relativisation de la famille biologique : nous sommes tous fils et filles de Dieu quand bien même nous avons été enfantés par un être humain. Chez Luc et Matthieu, c’est plus tempéré que chez Marc, il n’y a pas d’hostilité. Pour Marc, la mère et les frères sont là pour rapatrier Jésus à la maison car ils croient qu’il a perdu la tête. Chez Luc, on ne sait pas s’ils le cherchent pour le ramener ou pour le suivre. Car Marie, en particulier pour Luc, est à la fois la mère biologique de Jésus et la première à être la mère selon la conception de Jésus, celle qui a écouté la Parole de Dieu et qui l’a mise en pratique.
Dans l’œuvre de Luc, un deuxième personnage émerge, Jacques, le frère de Jésus (peu importe qu’il s’agisse d’un frère ou d’un cousin mais on est du côté de la parenté de sang). Jacques et les frères de Jésus sont présents au début des Actes (Ac 1, 14). Contrairement à Marc, Luc ne montre d’hostilité envers les frères de Jésus. On peut penser qu’ils ont eux-mêmes écouté la Parole de Dieu et qu’ils l’ont mise en pratique. A leur manière, ils ont suivi Jésus. Ils n’ont pas été avec lui comme les gens de Nazareth (Lc 4, 14-30 : « … aucun prophète ne trouve un accueil favorable dans son pays »).
Néanmoins, c’est à Nazareth que Jésus a appris à être un être humain, au cœur du quotidien. Il en tire toute la matière des paraboles. Sur le lac de Tibériade (MC 4, 1-20), Jésus raconte une parabole liée non pas à la pêche mais aux semailles ! Mais il y a un changement de relation avec ceux et celles qui l’ont éduqué et avec lesquels il a vécu.
Gn 12 « 1 Le SEIGNEUR dit à Abram : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. 2 Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom. Sois en bénédiction. 3 Je bénirai ceux qui te béniront, qui te bafouera je le maudirai; en toi seront bénies toutes les familles de la terre. » 4 Abram partit comme le SEIGNEUR le lui avait dit. »
Abraham est le modèle de celui qui a écouté la Parole et l’a mise en pratique. Cela commence à 75 ans par une rupture.
Au début du texte, il y a deux fois le mot famille. Le premier mot en hébreu, du verbe yalad, est lié à l’enfantement. Cela représente les liens biologiques (Gn 11) mais « la maison de ton père » (la maisonnée : beith en hébreu) comprend aussi les serviteurs et les esclaves.
« …pour aller vers le pays que Je te ferai voir » : pour Abraham, c’est un départ vers l’inconnu, une coupure avec un état des choses, une rupture qui est marquée par un voyage. Mais Dieu ne dit pas à Abraham d’aller en Canaan et Abraham part en suivant le chemin de son père, qui était parti d’Our en Chaldée mais s’était arrêté au milieu à Harane. La Parole de Dieu se glisse dans une initiative humaine. Les liens humains, biologiques, sociaux et relationnels, sont intégrés dans le projet de Dieu. On est dans une relation de confiance : Dieu commence par faire confiance à Abraham ; il lui laisse une initiative. Abraham fait confiance à Dieu. La coupure existe mais la relation biologique est transformée non laissée de côté.
1.2 La rupture initiale
Gn 2 : « 22 Le SEIGNEUR Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en une femme qu’il lui amena. 23 L’homme s’écria : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise. » 24 Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. »
On trouve ici la première parole rapportée de l’être humain. Grâce à la femme que Dieu présente à l’être humain, celui-ci découvre qu’il n’est pas seulement quelqu’un tiré de la terre, chargé de gérer l’univers et qui a la possibilité de choisir, de poser des actes libres mais qu’il est aussi un être de relation. La relation entre les êtres humains, homme et femme, est différente de la relation de l’être humain avec les animaux. Ish/ Isha est non seulement une identité physique et sexuelle mais une identité de relation (sinon on aurait un mâle et une femelle).
Cette relation exige une rupture : l’homme quitte son père et sa mère. Le mariage exige une coupure d’avec les parents pour créer une relation paritaire et harmonieuse entre deux personnes différentes, qui va pouvoir construire un avenir. On passe du statut d’enfant au statut de partenaire et du statut de partenaire au statut de parent. Et cela recommencera… Les relations sont transformées.
Abraham, au chapitre 12, réitère dans son histoire individuelle la rupture initiale avec le passé, rupture qui assume le passé pour construire l’avenir sous le regard et la volonté de Dieu. C’est ce que Jésus propose à tous ses disciples.
1.3 La famille-clan, la famille-maison
Gn 12
On a vu qu’en Gn 12, le mot famille est employé deux fois mais pas avec le même mot hébreu.
Le premier terme : « pars de ton enfantement », de ce dont tu viens, de ton histoire signifie quitte ceux qui t’ont fait ce que tu es.
Mais, dans la suite de la Bible, deux autres termes sont privilégiés : la famille dans la Bible, c’est d’abord la maison du père, beith : ce sont les relations généalogiques. Gn 11 donne la généalogie d’Abraham. Jésus est de la famille de David même si entre David et Jésus, il y a la notion de Messie. C’est une généalogie pas uniquement de sang mais de sens. Mais la maison, ce sont aussi des relations à l’intérieur d’un espace. La maison paternelle correspond à la maisonnée (parents, enfants, voire grands parents) avec les serviteurs et même les animaux.
Le terme clan correspond au premier groupement de personnes qui se situe entre la parenté au sens strict (maison) et la tribu. Le clan englobe les familiers et d’autres familles ; il peut comprendre plusieurs maisons. En ce qui concerne Abraham, Dieu lui demande de quitter sa maisonnée car il est chargé d’une bénédiction pour tous les clans de la terre.
En grec, on va traduire ce mot clan par demos qui signifie les quartiers qui géraient la vie municipale ; il s’agit de relations entre des structures différentes mais qui sont unies par le même projet social. L’Ecclesia est l’adaptation, au niveau des relations en Christ, des structures de la société grecque ; l’assemblée municipale ne réunissait que les hommes libres mais l’Ecclesia a ceci de révolutionnaire qu’elle rassemble tout le monde, les hommes libres, les femmes, les esclaves, les juifs et les grecs…
2. De la famille-clan au peuple du Seigneur
2.1 La rupture de l’Exode : passer de la servitude à la fraternité
La Genèse retrace l’histoire de maisonnées et de clans. Au début du livre de l’Exode, il est question des tribus mais, à la fin du Deutéronome, juste avant d’entrer dans la terre promise, l’ensemble des tribus d’Israël est devenu le peuple d’Israël, structure qui englobe les maisonnées et les clans dans une entité beaucoup plus vaste. On passe de la relation de servitude en Égypte à la relation de fraternité au sein du peuple d’Israël. En quittant l’Égypte, dans le désert, les enfants d’Israël passent d’une conception sociale de type familial et généalogique à un concept politique : un peuple régi par des lois. En quittant la « maison de servitude » pour la maison de la fraternité est donnée une loi pour vivre la relation avec Dieu et la relation avec les frères (et les sœurs).
Les relations fraternelles sont les relations les plus difficiles. Le premier meurtre de l’histoire n’est pas un parricide mais un fratricide ! On peut naître frères mais il faut apprendre à le devenir (Voir Gn 4, Joseph et ses frères).
2.2 Le respect des parents, l’écoute de Dieu, l’amour du prochain
Ex 20, 12 « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le Seigneur, ton Dieu. »
Dt 6, 4 « ÉCOUTE, Israël ! Le SEIGNEUR notre Dieu est le SEIGNEUR UN. 5 Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. »
Il y a deux lois qui sont liés au temps et à l’espace : le commandement sur le Sabbat et le commandement sur le respect des parents.
Le jour du Sabbat, on ne fait travailler personne ni même les étrangers ni les animaux. La dimension sociale du passage de la maisonnée au peuple est présente dans les règles du sabbat.
Elle est évidemment présente dans le quatrième commandement. Les parents sont les premiers « prochains ». Dans le respect dû aux parents, il y a aussi une dimension d’héritage : honorer ses parents revient à reconnaître que c’est le Seigneur qui donne la terre à travers eux. Avec la terre, c’est la dignité de membre du peuple d’Israël que transmettent les parents.
Les valeurs transmises de génération en génération liées à un espace donné, la terre d’Israël, sont de deux ordres : de l’ordre de la relation avec Dieu (Shema Israël) et de l’ordre de la relation avec le frère (Mc 12 // Lv 19).
Lv 19, 18 « Ne te venge pas, et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple ; c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi, le SEIGNEUR. »
2.3 La famille-maison, lieu d’épreuve
Les relations en famille ne sont jamais simples. L’histoire d’Abraham est exemplaire à ce titre.
En Gn 12-25 apparaissent l’ensemble des relations qui peuvent exister entre les êtres humains.
Les relations homme /femme : Abraham-Sarah ; Sarah, maîtresse femme qui met Agar la servante dans les bras d’Abraham pour avoir un fils jusqu’à la rupture en Gn 20. Pour Dieu, personne n’est laissé de côté. Devant l’impossibilité pour Abraham de résoudre le conflit entre les deux femmes, le Seigneur s’investit. Les relations avec le Seigneur restent toujours en arrière-plan de ces relations humaines.
On trouve aussi les relations maître-serviteur ; les relations avec Loth ; les relations entre les frères (Isaac et Ismaël) et les relations d’Abraham avec les étrangers (Abimelek en particulier)
C’est un concentré des relations sociales, un imbroglio dans lequel nous sommes tous pris et qu’il faut régler à la lumière de la Parole de Dieu.
3. La maison jour après jour
3.1 Utopie et poésie : le psaume 128
01 Heureux qui craint le Seigneur et marche selon ses voies !
02 Tu te nourriras du travail de tes mains : Heureux es-tu ! À toi, le bonheur !
03 Ta femme sera dans ta maison comme une vigne généreuse,
et tes fils, autour de la table, comme des plants d’olivier.
04 Voilà comment sera béni l’homme qui craint le Seigneur.
05 De Sion, que le Seigneur te bénisse !
Tu verras le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie,
06 et tu verras les fils de tes fils.
Paix sur Israël !
Le psaume 128 est cité par le pape François dans le premier chapitre d’Amoris Laetitia. Il structure l’ensemble de son discours. Ce psaume est le témoin d’une société qui n’est plus celle dans laquelle nous vivons. L’état social est daté mais les relations restent tout à fait pertinentes.
La crainte du Seigneur (v.4) n’est pas la peur mais l’intégration dans la vie familiale, dans la maisonnée d’une relation avec le Seigneur qui est une relation d’écoute et de révérence.
Les images agricoles méditerranéennes (avec la vigne et l’olivier) ont pour nous une dimension symbolique : la vigne, c’est la joie ; quant à l’olivier, c’est la douceur. La femme, épouse et mère, rayonne dans et sur la maisonnée.
3.2 Crainte de Dieu, sagesse et soumission
Lc 2 : «48 sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Vois, ton père et moi, nous te cherchons tout angoissés. ». 49 Il leur dit : « Pourquoi me cherchez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » 50 Mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait. 51 Puis il descendit avec eux pour aller à Nazareth ; il leur était soumis ; et sa mère retenait tous ces événements dans son cœur. 52 Jésus progressait en sagesse et en taille et en faveur auprès de Dieu et auprès des hommes.
Jésus est au Temple à 12 ans, âge de l’autonomie. Jésus a appris l’écoute de la Parole à l’office à la synagogue.
Il y a une distinction entre famille biologique et famille d’élection. Mais cette distinction n’est pas une rupture radicale. Il y a une dimension invisible (Notre Père qui es aux cieux) et une dimension visible (Joseph, le père).
Le mot soumission sera travaillé en ateliers. Le mot soumission a un sens identique en Lc 2 et en Eph 5 : ce n’est pas une obéissance servile (puisque Dieu nous a libérés de la maison de servitude) mais c’est une façon de dire qu’il existe une hiérarchie sociale. De même que ce sont les parents qui prennent les décisions pour leurs enfants, il existe des moments dans l’existence de tout être humain où l’on accepte et choisit d’obéir. La soumission est une manière de souligner la relation hiérarchique qui existe dans la société entre parents et enfants et, à cette époque, entre le mari et la femme.
Mais il faut remarquer que se soumettre aux prescriptions sociales, c’est assez facile mais faire appel à la dimension d’amour qui va jusqu’à donner son sang, comme cela est demandé aux maris, c’est beaucoup plus difficile.
Conclusion : enfants adoptés et donc héritiers
Rm 8 15 « Vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père. 16 Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. 17 Enfants, et donc héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers de Christ, puisque, ayant part à ses souffrances, nous aurons part aussi à sa gloire. »
Éph 3 5 « Le mystère [du Christ] Dieu ne l’a pas fait connaître aux hommes des générations passées comme il vient de le révéler maintenant par l’Esprit à ses saints apôtres et prophètes : 6 les païens sont admis au même héritage, membres du même corps, associés à la même promesse, en Jésus Christ, par le moyen de l’Évangile. »
Nous sommes des enfants adoptés (Rm 8) car nous avons part à l’héritage d’Israël (Eph 3).
Nous sommes héritiers par l’Esprit. La relation biologique, la relation sociale n’est pas coupée mais elle est mise en arrière-plan par rapport à la relation d’écoute et de mise en pratique de la Parole.
—
1. Parallèles : Mt 12,46-50 ; Mc 3, 31-35