Jonas en bagarre avec son Dieu
Cet article est paru dans le n°240 d’Initiales : Super-héros, une vie qui engage
Dans cette histoire biblique très courte, Jonas ne veut pas répondre à l’appel du Seigneur (Livre de Jonas). Quand finalement, il va prévenir Ninive de sa perte, pense-t-il en vain, les habitants de cette ville demandent aussitôt pardon à Dieu. Et Dieu, qui se soucie de chaque être humain, le leur accorde. Jonas se sent comme un héros inutile et se met en colère…
La Parole de Dieu qui appelle ses prophètes est une parole efficace, qui saisit celui qui l’entend et le pousse à y répondre. Aussitôt entendu l’appel à se lever et à partir annoncer le message du Seigneur, le prophète se lève et part. Jonas n’y déroge pas : à peine la Parole de Dieu lui est-elle adressée, « lève-toi, va et proclame », qu’aussitôt il se lève et part. Mais tout de suite, le récit dévie du schéma habituel. Car si Jonas part si vite, c’est pour fuir le plus loin possible dans la direction opposée et s’enfoncer dans la cale d’un bateau, dans le plus profond sommeil, « loin de la face du Seigneur ». À la décharge de Jonas, il faut dire qu’aucun prophète de la Bible n’a jamais été envoyé de la part du Seigneur dans une ville païenne. Les prophètes sont toujours appelés pour porter la Parole du Seigneur au peuple d’Israël. Il faut encore ajouter, pour être encore plus complet, que Ninive n’est pas une ville comme une autre. Capitale de l’Empire assyrien, Ninive est le symbole de l’ennemi le plus terrible, le plus cruel et le plus impitoyable qu’ait connu le Moyen-Orient ancien. Les dix tribus du Royaume du Nord, le Royaume d’Israël, emmenées en déportation par les Assyriens à la chute de Samarie, la capitale, en 722 av. J.-C., ont disparu à tout jamais dans les sables de l’histoire, sans laisser la moindre trace.
Difficile d’échapper à l’appel du Seigneur
Mais il est bien difficile d’échapper à l’appel du Seigneur et à sa Parole. Après les péripéties maritimes bien connues de Jonas, jeté à la mer pour calmer la tempête, avalé puis recraché sur la terre ferme par le poisson trois jours plus tard, le récit peut à nouveau repartir du bon pied et la Parole du Seigneur enfin agir avec Jonas selon son efficacité habituelle. Et voilà donc Jonas arrivé à Ninive. Mais à nouveau, le livre de Jonas s’écarte de la norme des livres prophétiques. Car au cours de l’histoire du peuple d’Israël, quand la Parole du Seigneur saisit ses prophètes, le message qu’ils ont à proclamer est rarement écouté, les appels à la conversion et au changement de vie rarement entendus et suivis d’effet. Cette résistance peut même être considérée comme constitutive de la mission du prophète. En contraste, l’efficacité de la prédication de Jonas est, elle, tout à fait spectaculaire : il ne prêche qu’à un tiers de la ville et voilà que tous, aussitôt, du plus petit au plus grand (les animaux compris) se convertissent, changent de vie et font pénitence ! Jonas réussit auprès des païens, là où les prophètes avaient échoué auprès du peuple de Dieu ! Et comble du comble, bien loin de le réjouir, cette réussite rend notre ami Jonas fou furieux !
Jonas rêve d’un monde simple, bons vs méchants
Et c’est là où le récit vient nous éclairer sur la succession d’anomalies que nous avons soulignées. Pourquoi Jonas a-t-il fui ? Pourquoi a-t-il autant essayé de résister à la Parole de Dieu ? Pourquoi tant de colère devant la réussite de sa prédication ? A-t-il eu peur ? Peur de la violence et de la méchanceté des habitants de Ninive ? Mais jamais la peur n’est évoquée dans le récit. Est-ce un refus de répondre à l’appel de Dieu ? En fait, il serait prêt à y répondre, avec générosité et enthousiasme, si… si Dieu n’était pas ce qu’il était. Car le vrai problème de Jonas, c’est Dieu ! C’est de connaître son Dieu et de tellement bien le connaître qu’il ne peut pas être d’accord avec Lui. « Je savais bien que tu es un Dieu tendre et miséricordieux… » Le problème de Jonas est un vrai problème de super-héros. Jonas rêve d’un monde simple où il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre, où Dieu punit les méchants, où les super-héros « bons » détruisent le mal et les méchants, avec les super-pouvoirs qu’ils ont reçus pour faire triompher le bien. L’appel de Dieu oblige Jonas à dépasser les simplismes primaires des pensées des hommes pour entrer dans le monde plus complexe de la tendresse et de la miséricorde de son Dieu qui ne réduit jamais l’homme qu’il a créé à ses actes. Jonas ne peut qu’entrer en bagarre avec ce Dieu « trop » bon, qui tient à tous les hommes, quels qu’ils soient et préfère éveiller leur conscience que les condamner. Mais est-ce bien avec son Dieu dont « les pensées ne sont pas nos pensées » (Is 55, 8) que Jonas se bagarre ? Ou n’est-ce pas plutôt avec lui-même, qui ne parvient pas à s’ouvrir « de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force » (Dt 6, 5) à la bonté de son Dieu ?
« Tu es un Dieu tendre et miséricordieux »
Le récit de Jonas est le récit d’un combat spirituel. Jonas est un croyant, un bon croyant, mais un croyant en colère, qui butte sur le chemin de conversion où Dieu lui propose d’avancer et ne veut pas y aller. Il sait qui est son Dieu – « Le Seigneur du ciel qui a fait la mer et la terre » –, il connaît et cite les Écritures – « tu es un Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour, renonçant au châtiment » –, il se tourne vers lui dans la prière, aussi bien dans la détresse que dans la révolte. Mais quand Dieu l’appelle, quand la Parole de Dieu le saisit, la connaissance et le savoir ne tiennent plus. Car Jonas n’arrive pas à faire coïncider sa foi et sa pratique éthique, le Dieu bon et miséricordieux auquel il croit et le regard de jugement et de condamnation qu’il porte sur les autres. Jonas est un croyant en colère parce qu’il résiste à se laisser bousculer, transformer, labourer par le travail de la Parole de Dieu qui, seule, peut changer son regard sur les autres et sur le monde.
Mais heureusement, le Seigneur n’a pas attendu que son serviteur Jonas soit parfait pour lui confier une mission et l’appeler à proclamer son message de conversion et de pardon. Car la source des « super-pouvoirs » des héros du Royaume de Dieu ne tient pas dans leurs qualités personnelles, ni même dans l’appel qu’ils ont reçu. Cette source inépuisable, c’est la Parole de Dieu qui leur a été adressée, parole efficace pour le messager et pour ceux qui entendent le message, parole livrée aux résistances et aux colères de tous les croyants en cours de conversion, parole bouleversante qui met en route, libère, suscite et fait se lever tant de croyants pour annoncer la tendresse irrévocable, dénoncer les injustices et les violences, prendre la défense des plus pauvres à l’image et à la suite du Dieu d’Israël.