Vous avez dit « combat spirituel », quels combats ?
Le Père Patrick Goujon propose une approche anthropologique de la question du combat spirituel qu’il développe en trois temps : premièrement, dans le combat, la force ne fait pas tout. Deuxièmement, le combat est affaire de mesure. Troisièmement, en forme d’interrogation : qui combat pour qui ? Jésuite, professeur de théologie spirituelle et dogmatique, il est intervenu sur ce sujet dans le cadre de la session de formation organisée par le Service national de la catéchèse et du catéchuménat en janvier 2020 : Le combat spirituel en catéchèse et catéchuménat.
Vous entretenir de bon matin du combat est un peu risqué ! Nous n’aurons pas le temps de nous échauffer, mais j’espère vous donner un premier éclairage. Éclairage en effet, car il vaut mieux ne pas se battre dans la confusion : on risquerait non seulement de perdre la bataille, mais plus encore de s’attaquer à ses alliés, de se tromper de cible.
En préambule, il faut rappeler que les sagesses font d’ordinaire l’éloge du combat. Non pas la bataille physique, mais le combat moral, spirituel. Les sages Grecs invitaient déjà à « lutter contre les passions ». On retrouve aujourd’hui beaucoup de plaidoyers en faveur d’entraînements intensifs à surveiller son alimentation et à entretenir sa forme physique dans lesquels la paresse, la gourmandise et la mollesse sont à combattre. Il faut pour cela, on le sait, beaucoup de force d’âme : régularité, détermination, endurance, patience… mais aussi de la compassion envers soi-même quand chacun s’aperçoit qu’il a manqué justement son but. Mais, heureusement, perdre une bataille, ce n’est pas perdre la guerre !
D’une manière plus générale, on peut penser qu’au fond il n’y a sans doute pas de vie sans combat. Loin de moi l’idée que l’existence est une lutte permanente, mais à l’inverse, il n’y a pire ennemi de soi-même que l’apathie. Vivre suppose un engagement qui ne va pas sans combat. Différentes raisons à cela : le contexte peut être rigoureux (conditions sociales, politiques, climatiques), voire hostile. Pensons à ces enfants qui naissent dans des camps de réfugiés où la nourriture n’est pas assurée et où la chaleur peut être étouffante, sans parler de régimes totalitaires qui peuvent menacer de mort certaines parties de la population. (Le film Va, vis et deviens ! enfant éthiopien, dans un camp au Soudan). On parle alors d’un combat contre la situation ou contre des ennemis. Le combat prend la forme soit de la résistance, soit de l’exil. Mais il y a aussi ces combats intérieurs que nous menons chacun selon notre tempérament, notre histoire. Je me garderais de dire trop vite que l’ennemi est intérieur, pour ne pas glisser trop vite vers des formes de condamnation de soi. Je préfère parler d’ennemi invisible : ce qui nous mine de l’intérieur, qui vient de nous, ou non, qui peut être le fruit de négligences envers soi-même, mais aussi les conséquences d’agression que nous avons subies dans l’enfance et qui sont comme le ver dans le fruit. Le combat consiste alors à mettre en œuvre ce qui nous permet de vivre alors même que des forces hostiles nous en empêchent intérieurement. Le combat est vital.
Je partirai de ce constat, le combat est vital. Nous en faisons l’expérience, mais on ne se bat pas « tous azimuts ». Pour tâcher d’y voir clair, de « discerner », je vous propose de nous arrêter à trois considérations : dans le combat, la force ne fait pas tout. Deuxièmement, le combat est affaire de mesure. Troisièmement, en forme d’interrogation pour le moment : qui combat pour qui ?
La force ne fait pas tout ou « Je ne suis pas un héros »
Tout le monde connaît le tendon d’Achille, placé entre le mollet et le talon. Il est essentiel à la marche. Au moment où le pied se pose, il emmagasine de l’énergie qui se relâche à la propulsion du pied. On dit qu’il peut supporter l’équivalent d’une charge de 400 kg (wiki !). Mais ce tendon est particulièrement fragile. La rupture du tendon d’Achille est fréquente. Ce n’est pas pour rien que le nom d’un héros grec a été donné à cette partie du corps tout à la fois résistante et fragile. Achille était un héros invincible, car sa mère, selon la légende, l’avait trempé dans les eaux du Styx pour le rendre invulnérable. Achille était tenu par le talon, seule cette partie n’avait pas été enduite. Achille est mort pour avoir été atteint au talon par une flèche. Honoré comme un héros, Achille apparaît pour nous aujourd’hui comme un appel à la vigilance. Il n’est pas de héros qui ne compterait pas avec des failles dans son armure. L’invulnérabilité totale est un leurre. On pourrait retenir que le héros n’est pas celui qui gagne à tout coup, mais celui qui a la capacité et la détermination à combattre. On parlera ici de son courage.
Vous me permettrez d’évoquer encore un autre héros grec, peut-être un peu moins célèbre, encore que son nom soit resté, au moins comme marque d’un produit efficace : Ajax ! Ajax était un compagnon d’Achille, héros tout aussi renommé. À la mort d’Achille, il espère recevoir les armes du plus grand des héros, mais c’est à un autre, Ulysse, que sera fait cet honneur. Fou de rage, Ajax massacre un troupeau de moutons, croyant tuer des chefs grecs. Retrouvant ses esprits, il se suicide.
Pourquoi rappeler ces histoires sanglantes tirées de la mythologie grecque ? Il est notable que deux des figures, considérées par les Grecs, comme les plus grands des héros, par leur courage, leur force et leur noblesse d’âme, ne soient ni l’un ni l’autre invulnérables. Le premier, avec une certaine exagération, fait entendre que la force la plus grande n’est pas invincible. Le second que la force qui ne se restreint pas elle-même se retourne contre soi. À vouloir toujours être le vainqueur, la folie autodestructrice guette.
Par contraste, j’évoquerais une figure de saint, martyre, le britannique Thomas More, l’auteur de l’Utopie. Parce qu’il s’était opposé au roi Henri VIII qui le contraignait à abjurer son attachement à l’Église catholique, il fut exécuté en 1535. Je vous invite à lire ses lettres à sa fille, écrite depuis la Tour de Londres où il est emprisonné. Sa détermination faisait peur à son épouse et à sa fille. Mais Thomas More resta attaché à suivre sa conscience et à ne pas faiblir. Pour autant, lui aussi confia à sa fille éprouver la peur devant la mort. C’est la méditation des Écritures qui lui permit de trouver l’attitude qui convenait à sa situation. Le Christ lui-même éprouva la peur. « Il ne faut pas s’étonner qu’il ait éprouvé les sentiments ordinaires du genre humain » « puisqu’il ne fut pas moins vrai homme qu’il ne fut vrai Dieu ». (La Tristesse du Christ, §25).
La grandeur d’humanité de Thomas More ressort d’autant que son héroïsme (il perd sa vie pour ne pas trahir sa conscience) compte avec sa propre faiblesse. À la différence des héros grecs, qui périssent par excès, Thomas More trouve à accomplir son existence dans l’acceptation de ses craintes, de sa vulnérabilité. Il ne s’agit pas de distribuer des points entre héros légendaires et personnage historique, mais de nous aider à réfléchir à partir de ces trois figures. La 3e figure introduit un élément nouveau : le combat n’est pas une fin en soi (il ne s’agit pas de prouver que l’on est le meilleur au combat) ; il est au service du maintien de ce qu’en conscience nous avons choisi comme orientation de notre existence. Thomas More sait qu’il va perdre et que sa mort ne permettra pas de changer le cours de l’histoire qui conduit au schisme entre Rome et Londres. Il ne se bat pas pour faire triompher un point de vue. Il se bat au nom de la vérité de sa conscience.
Le combat est affaire de mesure, ou « courageux, mais pas téméraire »
Avec ces trois figures, vous allez trouver que j’ai mis la barre un peu haut ! Nos combats sont moins héroïques et ne nous livrent pas chaque jour à la vie à la mort. Mais retenons de ces trois personnages une mise en perspective : l’illusion de l’invincible, la force illimitée est autodestructrice, et enfin, positivement, le combat moral ou spirituel ne se livre pas tant pour « gagner » que pour témoigner. More témoigne de ce qui guide sa conscience, de son attachement à la vérité. Il ne fait pas gagner la vérité, son point de vue. Son combat, en réalité, le fait sortir de l’opposition entre vainqueur et vaincu. Il fait entendre ce qui l’anime en vérité, et cela, malgré sa défaite. Il mène le combat « au nom de ». Il témoigne. Son combat ne l’enferme pas en lui-même dans l’exigence ou d’être victorieux ou d’être déshonoré par la défaite. Cela m’amène à m’interroger avec vous sur ce qui mène au combat et sur la nécessité d’une certaine clairvoyance. Nous le savons nous-mêmes, dans nos expériences de combat. Nous pouvons nous emballer : telle situation tourne à notre désavantage, nous avons le sentiment d’être lésé dans nos intérêts (un héritage familial), et c’est la guerre. Au lieu de défendre nos intérêts, nous attaquons tout l’entourage et au final, la situation est bloquée, et nous nous retrouvons isolés au sein de notre propre famille. Quel combat fallait-il mener ? Une certaine réflexion est donc nécessaire. Ni la force ni le courage ne peuvent dispenser de la réflexion.
« Courageux, mais pas téméraire ». On connaît l’adage qui rappelle la définition traditionnelle de la vertu, qui est le juste milieu entre l’excès et le défaut (Aristote). L’excès de courage est la témérité ; son défaut, la lâcheté, ou plus justement, d’un vieux mot, la pusillanimité (pusillus, petit, mesquin). Aujourd’hui, l’expression « courageux mais pas téméraire » s’entend plutôt comme une critique. « Il aurait pu aller un peu plus loin », mais elle met en avant en réalité la modération, celle qui manque au téméraire. Le téméraire agit par excès de courage et manque de prudence, c’est-à-dire de jugement (et non de précaution, la prudence, la capacité de prendre des décisions justes, vertu de pouvoir juger selon les bons critères). Je me permets de souligner ce point qui est l’idée clé que je voudrais que vous reteniez. Le combat se mène avec jugement.
Le combat suppose donc de juger des circonstances afin que le combat soit juste. Évaluer ses forces (cf. « quel chef ne commence pas par évaluer les forces qu’il a avant de livrer une bataille ? »), mais aussi évaluer les circonstances. On connaît les compléments circonstanciels : où, quand, qui, comment ? Pour le combat, il ne faut sans doute pas oublier « avec qui, contre qui, pour qui ? ». Vous pourrez lire tout à l’heure en atelier un texte de Jean-Paul Kauffmann intitulé « Le combat avec l’ange » qui s’attache au tableau du même titre de Delacroix exposé dans l’église Saint-Sulpice. Kauffmann attire notre attention sur ce titre : avec l’ange et non pas contre l’ange. Le combat que mène Jacob est un combat avec et non contre. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifie ? Je laisse la question ouverte, mais vous invite à prendre le temps d’y réfléchir dans la journée. Quelle est la nature des combats que nous menons, avec qui, contre qui, pour quoi ?
Il nous faut revenir à un point que j’évoquais en introduction. Le combat est vital. Nous l’engageons pour nous permettre de vivre. Vivre suppose de lever les obstacles qui nous en empêchent, et cela engage parfois au combat. Ce qui est premier pourtant n’est pas le combat, mais le désir de vivre. C’est notre désir de vivre qui fait qu’il y a combat, parce qu’il rencontre des obstacles, intérieurs et extérieurs. Ce n’est pas parce qu’il y a d’abord un environnement hostile, des forces de mal, destructrices, qui seraient d’abord là. Nous éprouvons d’abord notre désir de vivre, comme un puissant attrait, un élan, une force. Mais nous avons expérimenté, dès les premières heures de notre vie, que les périls devaient être écartés, ce que font en premier lieu les parents, et que l’enfant va progressivement apprendre à faire. On pourrait dire que notre éducation, puis notre maturation, vise à nous donner le sens (comme on dit du 6e sens) de ce qu’il nous faut choisir ou écarter pour vivre, et cela dans toutes les composantes de notre existence (physique, morale, sociale, spirituelle). Chacun de nous a en mémoire ce verset du Deutéronome (Dt 30, 15) : « Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie ». Or nous savons que ce choix ne va pas de soi, et que même une fois ce choix posé, nous n’en finissons pas de découvrir les obstacles. Il serait trop long d’épiloguer sur les raisons, si elles nous sont connues, de cela. Considérons cette situation comme un état de fait. En pratique, notre désir de vivre se heurte à des forces de mort que nous ne contrôlons pas, ce que les Écritures appellent « ténèbres ».
C’est avec cela que je voudrais maintenant aller vers mon troisième et dernier point. Non pas finir avec l’évocation des ténèbres, mais avec ce qu’elles deviennent dans la foi chrétienne, et comment cela situe autrement le combat.
Qui combat pour qui ? « Le Seigneur combat pour vous »
C’est par ces mots que Moïse conclut son exhortation au peuple juif en Égypte : « Tenez ferme et vous verrez ce que le Seigneur va faire pour vous sauver aujourd’hui » (Ex 14, 14). Moïse poursuit : « Le Seigneur combattra pour vous ; vous, vous n’aurez qu’à rester tranquille ». Facile à dire ? Cette promesse nous met au cœur de la foi et du combat qu’elle ouvre. Faisons-nous confiance jusqu’au bout au Seigneur qui nous a donné la vie ? Ne va-t-il pas nous la retirer d’un coup ?, ce que l’expérience commune assure, puisque tous nous sommes mortels.
Croire en Dieu ne fait pas de notre existence une existence épargnée. (Il suffit de lire ce qui arrive à ses amis dans les Écritures, et à son fils.) Mais croire en Dieu fait de nos vies l’espérance d’une vie sauvée, dans sa condition humaine et mortelle même. Ce n’est pas un changement de condition, mais la révélation de notre condition. Mortels, votre vie ne sera pas perdue. Je la prendrai avec moi, dit le Seigneur, selon ce qu’en entendent les croyants. Rappelons-nous du psaume 22 : « si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal ». Non pas promesse d’être invincible, mais révélation que la mort n’a pas de prise sur moi. Et bien plus que moi, que nous, mais sur la création tout entière. La promesse que Dieu sera tout en tous (1 Co 15, 28). Cette « victoire », pour parler encore comme saint Paul (« Mort, où est ta victoire ? » 1 Co, 15, 55), il est certain qu’aucun humain, aucun être créé, ne peut la remporter. C’est la victoire de Dieu. On pourrait même dire que c’est un des noms de Dieu : le Dieu des vivants (ou faudrait-il dire « du vivant »), en tout cas le nom du Dieu qui appelle à l’existence ce qui n’existe pas (Rm 4, 17), ou encore le nom du Dieu qui jaillit en source de vie éternelle.
Alors, pourquoi combattre (et avec qui et contre qui) si la victoire est déjà remportée et si, surtout, nous ne pouvions pas nous-mêmes remporter la victoire ? C’est bien là tout l’enjeu d’approcher ce qu’est le combat spirituel (à la différence des autres combats, celui que l’on mène contre ses défauts, ses passions, sa paresse, sa gourmandise, etc.). Le combat spirituel est un combat vital, nous l’avons dit. Or chacune de nos vies est absolument unique, singulière, propre. Cela fait nos histoires singulières, ce qui différencie chacun de nous. Mais cette singularité entre nous, horizontale (qui fait que chacun de nous est différent des autres), existe aussi aux yeux de Dieu. Parce qu’il considère chacun dans sa singularité absolue, il ne vient pas occuper notre place, se battre à notre place. Que serions-nous si, finalement, les combats de nos vies, un autre les menait à notre place ? Il me semble que l’on peut comprendre ici cette légère différence de compléments circonstanciels : non pas se battre contre l’ange de Dieu, mais avec. Dieu combat avec nous, et cette alliance nous assure d’être comptés au nombre des vivants, avec Lui. Dès lors, ce qui compte, c’est de découvrir progressivement la force de cette alliance dans notre vie, non pas pour la force qu’elle donne, mais pour la relation qu’elle ouvre. Ce qui anime notre vie. Spiritus.
Ma vie trouve une saveur particulière. Ce goût de la vie ne vient pas de me croire victorieux. La mort n’est pas abolie. Je ne suis pas rendu invincible par cette alliance (le complexe d’Achille). Bien au contraire, je découvre que ma vie, limitée, finie, marquée aussi par ses faiblesses, est singulière, unique, et peut-être je puis apprendre par là à ne plus craindre la mort, voire à l’attendre. Je n’attends plus de la vie qu’elle me prouve que je suis fort (le complexe d’Ajax). La vie, avec ces combats, où je peux faire preuve de force et de courage, me rend humble et joyeux. Elle me fait découvrir solidaire de tous les combats que livrent les autres, mais aussi parce qu’elle m’apprend à sentir et goûter que la vie est un don. Il m’est promis de pouvoir espérer me réjouir avec le donateur de la vie, singulière, unique, et donc finie, qu’il me donne. Le combat que je mène est alors au nom de Dieu, en reconnaissance de la beauté singulière du don qu’il me fait, avec tout le vivant.
Ce combat n’est pas alors un combat contre, mais pour, pour vivre et m’en réjouir.
Patrick Goujon, Jésuite, professeur de théologie spirituelle et dogmatique, docteur de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Anthropologie historique) et du Centre Sèvres (théologie).
Bibliographie, pour approfondir :
Un atelier, pour approfondir :
Jacob lutte avec l’Ange : et moi, quels sont mes combats ?
Cet atelier a été proposé dans le cadre de la session Le combat spirituel en catéchèse et catéchuménat. Les participants sont invités à évoquer la question du combat dans leur propre existence à partir d'une intervention du Père Patrick Goujon et d'un extrait du texte « La lutte avec l'Ange » de Jean-Paul Kauffmann sur le tableau éponyme d'Eugène Delacroix à Saint-Sulpice.