L’Ascension du Christ dans l’Évangéliaire d’Egbert : « Défataliser l’histoire »
A l’occasion de la fête de l’Ascension, alors que nous célébrons la Résurrection du Christ, sa victoire sur la mort acquise pour nous, le père Louis Ridez éclaire ici ce mystère par la lecture d’une œuvre de l’iconographie chrétienne, l’Évangéliaire d’Egbert. Créé vers 980, il présente, pour la première fois dans l’histoire de l’art, une « Vie de Jésus », insérée dans les textes liturgiques et deux enluminures illustrant l’évangile de l’Ascension (Marc 16, 14-20).
Le Credo proclame : « Il est ressuscité des morts, il est monté aux cieux, il est assis à la droite de Dieu, il reviendra juger les vivants et les morts ». Nous sommes tentés de considérer les mystères du Christ comme rangés en compartiments. En fait, de son Incarnation à son ascension, il s’agit de l’unique mystère célébré en ses différents aspects.
La liturgie, qui célèbre le mystère au long du temps, pourrait nous faire illusion. L’eucharistie vient rétablir la vérité. Nous proclamons après la consécration : « Il est grand le mystère de la foi. Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. » Ainsi, à la fête de l’Ascension, nous célébrons bien la Résurrection du Christ. Mais, nous nous attardons à un aspect particulier : c’est pour nous qu’est acquise sa victoire ; elle nous aide à mieux entrer dans son mystère.
Pour saisir ce message, considérons l’Évangéliaire d’Egbert. Créé vers 980, il présente, pour la première fois dans l’histoire de l’art, une « Vie de Jésus », insérée dans les textes liturgiques. Il nous donne accès à la piété et la théologie des premiers siècles. Les formes liturgiques ont pu changer, mais l’essentiel du message reste identique à travers les siècles, en s’enrichissant de l’expérience de l’Église.
Lecture de Marc 16, 14-20 : retrouvez l’intégralité de ce texte sur le site de l’AELF
Sommaire :
Cliquez sur l’image et elle s’ouvrira dans une fenêtre seule
Deux enluminures pour l’évangile de l’Ascension
Dans la liturgie d’après Vatican II, nous avons sur trois années une lecture d’évangile différente. Avant la réforme, c’était le même évangile de Marc 16, 14-20 qui était lu chaque année. C’est cet évangile qu’illustre l’Évangéliaire d’Egbert. Mais son originalité est de l’illustrer par deux enluminures qui se trouvent face à face dans l’Évangéliaire ouvert.
Il y a d’abord l’enluminure qui représente l’enseignement des quarante jours : enluminure en largeur, entourée d’une partie essentielle de l’Évangile de Marc. La deuxième enluminure, en hauteur, représente l’Ascension du Christ en pleine page. Il importe, si l’on veut comprendre la présentation du mystère que fait l’Évangéliaire d’Egbert de ne pas séparer les deux enluminures et de les dire dans leurs détails : ils permettront de saisir les symboles utilisés.
Analyse de l’image de l’Ascension
L’Évangéliaire d’Egbert met en évidence l’importance de l’enluminure de l’Ascension, en la rangeant parmi les huit images verticales qu’il comporte. De plus, il ne divise pas l’évènement en deux scènes séparées, entre le haut et le bas. Son cadre unit en un même espace les apôtres sur la terre et le Christ dans les cieux. Il souligne ainsi dans la fête l’union du ciel et de la terre.
Haut de l’image
- Quelle est la couleur du vêtement du Christ ?
- Le Christ s’élève-t-il au ciel ou « est-il élevé » ?
- Comment désigne-t-on ce qui entoure le Christ ? Quelle est sa signification ? De combien d’enveloppes extérieures et avec quelles couleurs le Christ est-il entouré ?
- Quelle sorte de croix le Christ porte-t-il et de quelle manière ?
- Dans quelle attitude se trouve la main droite du Christ ?
Bas de l’image
- On peut être surpris de trouver Marie ? Comment est-elle présentée dans les récits de l’Ascension et comment dans l’image ?
- Quels rôles jouent Pierre et Marie dans cette image et dans la tradition ?
- Quelle est la position respective des deux anges, des apôtres, et de Marie ? Peut-on discerner un mouvement d’ensemble qui les unit ?
- Cette position, renforcée par les inscriptions sur trois lignes, produit-elle un certain effet ?
- Quels gestes font les trois catégories de personnages ? Quelle est leur signification ?
- Quelle est la répartition des couleurs ? Quel effet produit-elle ?
- Quelle est la signification des bâtons des anges ? Quel effet produisent-t-ils ?
- Quelle signification ont les mains dressées des deux anges avec deux doigts pointés et trois doigts repliés ?
- Qu’évoquent les mottes de terre avec la sorte de touffes d’herbe qui les recouvrent ?
Information sur les inscriptions :
- DUO URI, « deux hommes » : désignation de Actes 1, 10
- APOSTOLI : répartition du mot aux deux extrémités de l’image pour désigner les onze apôtres.
- SCA MARIA avec le signe de contraction « sancta Maria » : sainte Marie.
Analyse de l’image des quarante jours
A propos de l’image :
- Quelles différences et quelles ressemblances les deux enluminures présentent-elles dans la personne du Christ?
- Quelle signification a la position de la main droite du Christ, avec les deux doigts pointés et les trois repliés, tels que l’ont les deux anges dans l’enluminure de l’Ascension ?
- Quel symbole porte la nappe qui recouvre les genoux des trois apôtres à l’avant de l’image ?
- Quelle est la signification des gestes qu’ils font ?
- Que représente le banc sur lequel sont assis les onze?
- Comparer la répartition des couleurs dans les vêtements des apôtres dans les deux enluminures ?
- Pierre joue-il un rôle particulier ?
Informations :
Les inscriptions concernant les apôtres :
- PET avec le signe de contraction, « Petrus » : Pierre
- UNDECIM, « Onze »
L’inscription autour du nimbe du Christ : IHC XPC avec le signe de contraction au-dessus de chaque groupe de lettres. Ces deux groupes de lettres grecques correspondent aux lettres latines: JES CHRS, « Jésus Christ ». Ils signifient ici l’unité de Jésus de Nazareth et de son titre messianique, comme le fait le nimbe d’or, symbole de divinité, qui renferme la croix et en fait un nimbe crucifère.
L’enluminure des quarante jours : l’envoi, l’unité retrouvée
Il importe tout d’abord de saisir ce que représente le Christ
On pourrait, à première, vue, prétendre que c’est le même Christ que celui présenté dans la vie publique. En fait, il s’en distingue par le vêtement. Le Christ ressuscité porte un manteau blanc-or, alors que dans sa vie publique, il porte un manteau de diverses couleurs bleues et qu’il se distingue dans sa Passion par la tunique bleue du Grand-prêtre. Les autres marques du Christ : le nimbe d’or crucifère, entouré de IHS XPC, le signe christique de la main droite, le Livre des Écritures dans la main gauche sont identiques pour la présentation du Christ.
Cette remarque est importante sur le plan théologique. Si le Ressuscité jouit d’une existence différente, c’est bien la même personne, le même Christ qui agit. Sa Résurrection vient confirmer les paroles et les actes de sa vie publique. Son enseignement durant les « quarante jours », ce que l’enluminure représente ici, n’est pas un enseignement nouveau, mais une meilleure compréhension du même enseignement. De manière analogue aux icônes, les deux natures du Christ et son identité au sein de la Trinité sont ainsi affirmées, tout au long de sa vie.
Mais il y a dans cette enluminure des quarante jours un autre aspect qui souligne le rapport à la vie publique. C’est, tandis que les onze étaient à table, qu’il leur apparut et les enseigna pour la dernière fois, avant de les envoyer de par le monde. L’Épître du jour dit même que pour la circonstance le Christ mangeait avec eux (Actes 1, 4). L’enluminure n’a pas retenu cet aspect, mais, l’évocation du repas, comme celui d’Emmaüs, fait saisir l’unanimité retrouvée des disciples et du Ressuscité. Le thème du repas si présent dans la vie publique se retrouve après la Résurrection. C’est sans doute l’avantage du découpage de l’Évangile d’avant la réforme qui, dans l’évangile de Marc évoquait le repas, en commençant par le verset 14 du chapitre 16, alors que l’évangile de l’année B commençait avec le verset 15.
L’unité retrouvée est soulignée dans l’enluminure
Elle l’est par la « nappe de communion » posée sur les genoux des disciples en avant de l’image, de même par le geste d’acquiescement de Pierre et d’un autre disciple, et, de nouveau, par le geste brûlant d’amour, posé sur le cœur d’un disciple, tel que nous l’avions déjà vu pour l’enluminure d’Emmaüs. Le savant échelonnement des trois inscriptions et la répartition des couleurs dans les manteaux, nous renvoie à l’enluminure de l’Ascension.
L’harmonie que présente l’image est paradoxale
Les disciples rassemblés dans l’unanimité sont ceux-là même qui, lors de l’arrestation de Jésus, avaient pris la fuite lamentablement, « jambe au cou », comme l’a représenté l’enluminure. Ces disciples, tout yeux et toute oreille pour le Ressuscité, sont ceux-là même qui, lors de ce dernier entretien, demanderont encore si c’est maintenant que le Christ allait rétablir le Royaume de David » (Actes 1, 6). Jésus est bien le nouveau David ; il leur avait dit, mais il avait souligné en même temps que son Royaume n’était pas de ce monde (Mathieu 22, 41-46).
L’Évangéliaire souligne encore plus le paradoxe, en posant, juste au-dessus de l’enluminure et en rapport avec elle, les paroles du Christ, lus dans l’évangile du jour : « Il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité » (Marc 16, 14). L’enluminure est encadrée au-dessus par ces reproches, et, en-dessous, immédiatement, par l’ordre d’annoncer l’évangile
Malgré tout, l’évangéliste comme l’enlumineur font finalement confiance, car il en est toujours ainsi dans les affaires de Dieu avec les hommes, et du Christ avec son Église : la mauvaise qualité de la transmission n’empêche pas, grâce à l’Esprit Saint, que le message touche les cœurs et ne cesse de retentir.
Le bas de l’image de l’Ascension : la joie d’être accompagnés
L’échelonnement des inscriptions est symbolique
Le bas de l’image de l’Ascension nous présente cet échelonnement sur trois niveaux : les deux hommes, duo viri, représentés ici par deux anges, forment de la main le signe christique qui rejoint la profession de foi exprimée par l’inscription IHC XPC de l’autre enluminure ; l’inscription des apôtres apostoli est divisée en deux parties pour s’étendre sur toute la largeur de l’image, comme si elle voulait intégrer leurs successeurs ; les deux inscriptions sancta maria et petrus montrent les apôtres ordonnés à Pierre et à Marie.
Les textes ne parlent pas de Marie
Et pourtant Marie tient dans l’enluminure une place importante : elle est dans une position supérieure aux apôtres, dans la même élévation et les mêmes gestes que Pierre, et même supérieure à lui, car, avec les deux anges, elle est seule à porter le nimbe d’or, qui symbolise sa place exceptionnelle dans le dessein de Dieu.
En fait l’enluminure suit ici une tradition iconographique qui, de diverses manières, exalte Marie à l’Ascension. Car l’iconographie ne représente pas la transcription historique des textes, mais, en synchronie, l’histoire du salut. Marie, qui nous a donné le Christ, est présente ici, à la fin de son séjour terrestre, car, dans le dessein de Dieu, elle représente l’Église à laquelle est destinée le salut.
Le salut est désigné par les deux anges
L’inscription dit : les deux hommes, comme dans le texte. Les deux anges forment de la main le signe christique qui prolonge le mouvement des bâtons : ils renvoient au Christ en haut de l’image.
La joie des apôtres et de Marie est inattendue
On s’attendrait à trouver l’expression d’une mélancolie dans une scène d’adieu. Mais aussi bien le texte (Luc 24, 52) que l’enluminure, disent la joie des apôtres. Ils ont la conviction de jouir de la présence du Christ selon un mode nouveau (Jean 14,28). L’enluminure l’exprime en mettant les apôtres et Marie sur terre et le Christ dans les cieux dans l’espace unifié d’une seule image. Pierre et Marie expriment leur exaltation, un apôtre à gauche leur réceptivité, tandis que l’apôtre à droite, mains sur le cœur, exprime, comme dans l’image précédente, l’amour qu’ils ressentent.
Le haut de l’image de l’Ascension : le Crucifié-ressuscité attire tout au Père
Nous reconnaissons le Crucifié-ressuscité
Il est dans l’enluminure de l’Ascension comme dans l’enluminure des quarante jours, mais au lieu de tenir le Livre, il tient ici une croix. Cette croix n’est pas celle des trois grandes croix d’or que présentent la Crucifixion, c’est la croix que nous avions trouvée au début de la Passion, chargée sur les épaules de Simon. Cette croix forme ainsi une sorte d’inclusion de toute l’histoire de la Passion-Résurrection. Sur les épaules de Simon, revêtu du vêtement rouge du disciple, touché par l’amour comme Joseph d’Arimathie, il est maintenant porté en trophée sur les épaules du Christ victorieux. C’est la croix des disciples : « Porte ta croix et suis-moi ! Je t’assure de la victoire finale. »
La victoire est marquée par la mandorle
La mandorle se caractérise par ses multiples enveloppes : enveloppe de la bordure même du cadre-image dans l’image-, fine enveloppe blanche, puis enveloppe d’or, puis enveloppe azur, puis couleur vibrante, dorée et verte, tel un buisson ardent.
La mandorle, forme parfaite que nous offre la nature, au fruit délicat protégé par une dure enveloppe, a été privilégiée dans l’iconographie pour les scènes de la transfiguration, de l’Ascension et du Jugement dernier.
C’est la seule fois qu’elle est utilisée dans l’Évangéliaire pour symboliser tout à la fois ces trois aspects : elle nous révèle que le Ressuscité part vers le Père pour revenir nous réunir à lui au dernier Jour.
Le Père est, à première vue, presque invisible
Ici, comme dans les autres enluminures où il est évoqué, celles, par exemple, de la Nativité, de la Multiplication des pains, de la Descente de croix…, sa présence est très discrète, mais elle est, en dernière analyse, tellement « envahissante », que c’est elle finalement qui donne sens à toute l’enluminure. C’est le cas ici : la main du Père qui jaillit discrètement du ciel porte tout ce que contient l’enluminure, et attire tout à lui, en communion avec le Christ crucifié-ressuscité à qui il a tout remis (Jean 17, 2).
Un vaste mouvement parcourt toute l’enluminure
Il part des apôtres qui sont en haut des buttes aux extrémités de l’enluminure, descend à travers eux, remonte en Pierre et Marie, puis jaillit par les deux anges, vers le Christ dans la mandole et vers le Père. La main du Père tire le Christ à lui et, par lui, Pierre et les Apôtres, qui représentent ici l’Église au long du temps. La création elle-même, en ce monticule aux herbes dressées, est attirée dans ce mouvement.
L’enluminure de l’Ascension : continuer le Christ jusqu’à ce qu’il vienne
Tous les éléments de l’enluminure de l’Ascension contribuent à en faire une expression de la Résurrection. Elle en souligne seulement le sens profond pour l’humanité et la création. Les apôtres, Pierre, Marie, les anges sont comme soulevés d’enthousiasme vers le Christ. La création semble attendre cette : « révélation des fils de Dieu » (Romains, 8, 19).
L’Ascension est-elle fuite du monde ? L’Évangéliaire, ouvert sur les deux folio, donne en deux images l’ordre du Ressuscité qui clôture l’Évangile de Marc : le Ressuscité envoie à son tour comme il a été envoyé (Jean 17, 18 ). Les anges dans le texte invitent à prendre au sérieux cette mission : « Homme de Galilée, que regardez-vous dans le ciel. Ce Jésus que vous voyez reviendra » ? L’image dit la même chose que le texte, mais ajoute : c’est dans la mesure de notre enthousiasme dans la prière et l’unanimité que nous prendrons au sérieux le mandat que nous recevons du Ressuscité, pour le continuer jusqu’à ce qu’il vienne.
« Maran atha »
Prier et s’engager dans l’espérance que nous donne le Ressuscité : c’est là le message que nous livrent les deux enluminures. Nous continuons la mission du Christ parce qu’il est venu et parce qu’il reviendra. « Maran atha », « Le Seigneur est venu », se complète dans la foi chrétienne par « marana tha », « Viens Seigneur » ! ( 1 Corinthiens 16,24). « Viens, Seigneur Jésus ! Tu reviens sans cesse. C’est pour nous que tu es à la droite du Père. Tu reviendras pour nous unir à lui pour toujours». Notre espérance « défatalise » l’histoire et nous pousse à agir. La Résurrection offre tout à la fois un surcroît de sens et un surcroît d’action.
Informations pratiques
Pour parcourir les enluminures de l’Évangéliaire d’Egbert, un CD-ROM est édité par le Musée historique de Berlin (25.00€).
Adresser votre commande à l’adresse francoiselecouty@yahoo.fr. Le catalogue présente commentaire et reproductions disponibles.
Pour aller plus loin
- On trouvera un commentaire complémentaire de l’enluminure du père Louis Ridez