Peur de l’autre … peur de soi ?
Cet article est paru dans dans le n°248 d’Initiales « Même pas peur ! »
« N’aie pas peur » : la petite phrase que prononce l’ancien dans l’oreille du plus jeune, quand ce dernier affronte l’inconnu du monde, révèle en creux, l’expérience à la fois forte et déterminante de la peur, expérience humaine – « trop humaine » – par excellence.
Avoir peur, c’est avant tout vivre la rencontre de l’inconnu. Au demeurant, le paradoxe, à propos de cette aventure humaine qui nous fait aller du connu – incarné par le sein maternel – à l’inconnu, inhérent à toute altérité, est que le petit d’homme « joue », dans son apprentissage de la vie, entre la confiance risquée avec l’inconnu et la peur d’un monde obscur qui serait le lieu du vide ou de la nuit : « j’ai peur de la nuit » … « j’ai peur dans le noir ». En d’autres termes, nous oscillons chacun, dans cet itinéraire de la découverte, entre la crainte de devoir sortir de soi-même et le bonheur essentiel de la rencontre.
On pourra dire avant tout que l’autre nous fait peur parce qu’il ne parle pas notre langue … C’est évidemment l’un des obstacles majeurs de la rencontre avec celui qui vient d’un autre pays, d’une autre culture. Mais c’est vrai aussi de celui qui m’est apparemment plus proche mais qui n’aborde pas les événements et les étapes de la vie de la même manière que moi. Il y a là un défi pour chacun : apprendre la langue de l’autre et consentir à entrer dans un univers de significations, de représentations et de compréhensions qui n’est pas le sien. A ne pas pouvoir ou à ne pas vouloir faire ces quelques pas ensemble où la langue – et, avec elle, le récit, toujours parcellaire, d’une vie – vient résonner en nous, nous demeurons dans une distance qui est alors source d’angoisse. Une anxiété qui colore la relation et qui parfois l’interdit. Qu’on nous entende bien : il ne s’agit pas pour nous d’en appeler à une relation idéale dans laquelle on va se comprendre et s’aimer sans peine … L’autre reste toujours l’autre, même si, par miracle, nous parvenons à nous comprendre. Mais il s’agit de risquer cette rencontre par laquelle on franchit le seuil de nos résistances et l’on s’offre l’un à l’autre l’hospitalité : ce défi ne se décline que sur la forme d’une réciprocité.
Le grand philosophe contemporain Emmanuel Levinas a souligné, en de multiples lieux de son œuvre, le lien entre la vulnérabilité de l’autre homme que symbolise son visage « nu » qui se présente à nous dans la rencontre, et la responsabilité morale de chacun qui s’affirme avant tout dans le principe premier du Décalogue – tout autant que dans le premier interdit fondamental exprimé par de nombreuses traditions cultures et traditions : « Tu ne tueras pas ! ». C’est devant la nudité du visage de l’autre et devant la fragilité qu’elle exprime que cet impératif fondateur de la vie commune surgit et s’impose à chacun. Or nous mesurons que ce lien entre la vulnérabilité humaine et la responsabilité qui s’impose à chacun devant l’autre est constamment battu en brèche car la volonté de puissance et le désir de (tout) maîtriser. Autrement dit, la peur à l’égard de l’autre dit la peur que nous portons en nous mêmes, de ne pas (toujours) être à la hauteur de la responsabilité qui s’impose à nous : être homme, femme, père, mère, ami ou compagnon de route…
L’estime que nous offrons à l’autre rejaillit en estime de nous-mêmes …
Nous expérimentons que lorsque nos regards se croisent, l’inconnu ou l’étranger devient « présent » ; il vient habiter notre conscience. L’intuition, qui traverse la tradition biblique selon laquelle la Règle d’or [1] de la vie communautaire consiste à « faire le premier pas » pour accomplir ce que nous attendrions de l’autre, se révèle déterminante au cœur même des tensions propres à l’histoire humaine, au sein des cercles familiaux, sociaux ou internationaux. Et s’il est juste de dire que le regard que nous échangeons avec des migrants ou des hommes et femmes qui viennent jusqu’à nous, est le premier moment d’une possible communauté humaine, il est tout aussi pertinent d’avancer qu’en prenant soin de l’autre et en le protégeant, nous prenons soin de la vie qui est en nous. Et c’est bien ainsi que s’ouvre le chemin de la paix.
L’expérience contemporaine des migrations réactive les peurs – archaïques et modernes – et l’on ne saurait trop dire combien un travail sur ces peurs s’impose comme un préalable à toute solidarité. On le pressent en effet : celui qui vient de loin, contraint de quitter sa terre pour nous demander un peu de notre humanité et de nos réserves, vient nous interroger sur les rapports fondamentaux qui font que nous sommes habitants de la planète et membres de la famille humaine. Egalement sur nos rapports à l’avoir, au savoir, au pouvoir, mais aussi au passé, au présent et à l’avenir. Le refus d’une « réflexion existentielle » autour de ces rapports et de nos racines, entretient en chacun la peur. En cherchant nous-mêmes d’où nous venons, quel est notre chemin et avec qui nous le parcourons, nous devenons libres devant l’autre. Pour le dire autrement, l’autre active en nous la question de la mémoire et celle de l’espoir. La rencontre est un appel à la découverte, à condition de ne pas entretenir le mythe d’un autre qui porterait et apporterait avec lui la « menace ».
L’autre est celui qui nous tend la main
Le paradoxe sans doute le plus fort, dans cette recherche entre peur, altérité et rencontre, consiste à souligner que celui dont nous avons peur, parce qu’il parle une autre langue ou affirme d’autres croyances, peut lui-même avoir peur et tenter de nous tendre la main. Etant autre, tout en percevant cette parenté qui nous lie, l’autre est notre chance, si nous nous rencontrons. On perçoit le caractère « pro vocateur », au sens étymologique du terme « ce qui appelle en avant » et en rigueur de sens, de cette assertion : l’autre ne saurait être réduit à un objet que nous aurions à analyser pour le comprendre. Il est lui-même en quête de compréhension de nous-mêmes. Nous retrouvons ici, à nouveau, la question de la réciprocité. Il conviendra donc de dire que lorsque la rencontre a lieu – moment rare et précieux – nous prenons conscience de la complémentarité qui est l’autre versant de notre humanité. Ainsi nous est-il possible ici de relier l’expérience de l’altérité partagée et l’expérience d’une temporalité ouverte, c’est-à-dire la question de l’espérance.
La découverte heureuse d’une humanité à la fois inachevée en chaque sujet, et qui s’accomplit dans la relation – il faudrait dire l’alliance – entre les sujets, interroge, de façon radicale, notre représentation de la vérité et du pouvoir. Le pouvoir se présente en effet et s’auto-justifie sans cesse comme étant le garant de la vérité. Tant que la vérité – de l’histoire et de l’avenir – se présente comme un discours clos qui ne souffre aucune interrogation (venue d’un autre), le refus de l’autre et la fermeture de la pensée nous guettent. Et avec eux, la tentation de la violence. Dès lors que nous consentons à vivre une considération mutuelle et une recherche dialoguée, nous nous enrichissons l’un l’autre. On comprendra alors les enjeux déterminants de l’éducation, de la patience pédagogique et du présupposé heureux de l’apport créatif de chaque membre de la communauté humaine.
Cet Autre qui est en nous
La question de l’altérité, entre peur et découverte est, en définitive, celle de la relation entre l’homme et lui-même. Il est clair que la peur face à l’autre révèle une peur qui est en nous-mêmes. Or l’histoire des communautés, tant anciennes qu’actuelles, montre que l’autre nous sauve de nous-mêmes : c’est à dire du repli et, en définitive, de la solitude et de la mort. Notre « centre de gravité » se déplace lorsque nous nous offrons mutuellement l’hospitalité. Car dans cette hospitalité se révèle l’Autre qui est en chacun et qui attend d’être nommé et reconnu. C’est alors que s’accomplit le passage de la peur à la confiance, lorsque nous osons dire à l’autre : « Je crois avec toi ».
Père Bruno-Marie Duffé, Docteur en philosophie, secrétaire du dicastère pour le développement humain intégral au Vatican, ancien aumônier du CCFD-Terre Solidaire
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1. Evangile selon saint Matthieu 7, 12-14
Important : ce document est un supplément téléchargeable de la revue Initiales n°248. Il ne saurait être utilisé indépendamment de celle-ci.