Construction de l’identité : anthropologie, théologie, éthique
Le père Philippe Marxer nous parle de la construction de l’identité, question inévitable pour chacun.
Cet article est paru en plusieurs épisodes en 2010 et 2011 dans le Bulletin de Liaison du Catéchuménat.
Quelques éléments anthropologiques
Qui d’entre nous ne s’est pas trouvé face à la question de l’identité, à commencer par la sienne ?
Ce n’est pas parce que le débat national s’est porté dernièrement sur cette réalité que notre bulletin cède à une mode en proposant une réflexion sur la construction de l’identité. Ce qui motive une telle réflexion repose sur le constat que l’accompagnement catéchuménal fait rencontrer des personnes pour qui la demande de baptême, par exemple, est un moyen de mieux s’intégrer dans une culture ou d’assumer plus pleinement un rôle que la société leur dévolue. Au cours des Assises du Catéchuménat en Juillet dernier à Paris, de tels constats ont été faits par de nombreux accompagnateurs. Le propos ici n’est pas de juger du bien-fondé de ces demandes, de ce qui se trame plus ou moins consciemment mais de repérer comment se forge une identité chrétienne. Il y a là un outil méthodologique précieux pour tout cheminement catéchuménal puisque c’est de l’identité chrétienne dont il s’agit et de la manière dont elle se construit.
Lorsque l’on essaye de définir l’identité personnelle d’un individu, deux éléments sont à prendre en compte :
a. Ce qui, en lui, reste le même au cours des années ;
b. Ce qui lui est propre et qui change.
Expliquons-nous !
L’identité peut être comprise comme ce qui, chez quelqu’un, ne change pas par exemple : son code génétique, ses empreintes digitales, son groupe sanguin, etc. Il y a continuité entre différents stades de son développement car, malgré son âge, malgré les modifications extérieures qui se font jour au fur en passant d’enfant à adolescent puis à adulte, sa structure profonde reste la même. Mais l’identité peut être aussi entendue comme ce qui permet une compréhension de soi-même sans cesse renouvelée et qui, de ce fait, peut inclure le changement. La manière dont nous concevons, par exemple, la fidélité, l’engagement, l’amitié etc. révèle qui nous sommes parce que ces notions viennent à s’approfondir, à se modifier au gré des années et des expériences faites.
La notion même d’identité doit prendre en compte ces deux pôles et le plus bel exemple montrant comment ils s’articulent sans cesse se trouve dans l’habitude que nous avons de nous raconter.
Demandez à quelqu’un de vous dire qui il est. Il vous le dira par une histoire : je suis né à tel endroit, à telle date ; mes parents faisaient ceci ou cela ; mes études se sont déroulées à tel endroit, etc. Paul Ricoeur aime à dire que c’est l’histoire – l’histoire racontée par soi-même et forcément en partie reconstruite – « qui fait l’identité du personnage ». Dit autrement, la manière de raconter détermine la manière de comprendre celui qui se dit. Un tel constat montre l’importance, dans notre mission d’accompagnement catéchuménal, d’inviter les participants à se dire, à raconter ce qu’ils vivent ou ont vécu.
Pourquoi dire que l’histoire présentée est en partie reconstruite ? Ce n’est pas un jugement moral qui est porté mais au contraire la prise en compte de la dynamique propre à tout récit et qui se concentre dans l’intrigue. Depuis fort longtemps, des auteurs en ont compris l’importance. Car l’intrigue, dans une pièce de théâtre, un film, un roman unit divers événements qui se sont déroulés pour en faire une unité sans forcément que leur chronologie soit respectée. Elle rassemble aussi des épisodes de différentes natures puisque, parmi ceux qui sont linéaires (où tout se passe de manière cohérente), certains présentent des caractères de rupture : incidents imprévus, coups de théâtre etc. Il y a du décousu et de l’invraisemblable. Et ce mixte donne à tout récit un aspect construit et créateur où histoire et fiction se mêlent. De l’histoire de notre vie, si nous venons à la dévoiler, nous gardons un rapport aux événements comme vraisemblables et si nous sommes appelés à en parler, nous pourrons faire droit à des variations imaginatives selon ce que nous voulons mettre en avant, privilégier. Les quatre Evangiles sont une belle illustration de ce phénomène concernant l’identité de Jésus.
L’identité dont on parle ici est dite « narrative », c’est-à-dire faisant appel à la narration, au récit. En demandant à quelqu’un de raconter sa vie, un événement, ses derniers quinze jours, etc. il met en ordre le réel qu’il a vécu, il l’interprète, et vient ainsi à se comprendre lui-même autrement. Paul Ricoeur insiste sur ce point : l’homme n’a pas accès à lui-même ou à ce qu’il est vraiment de manière immédiate. Il y faut sa parole, sa propre manière de décrire les choses. Prenons l’histoire d’Israël : c’est en racontant son histoire à travers la Genèse, l’Exode, le Deutéronome etc. que l’Israël biblique est devenu la communauté historique du peuple juif. Il y a bien un rapport étroit entre récits –ici réécrits et transmis de générations en générations- et identité.
Il y a de nombreux avantages à considérer ce rapport.
- Bien entendu l’importance que nous donnons aux « relectures de vie ». Tout individu agit dans le monde qui l’entoure et le sens de son action, comme le sens de son existence, ne lui sont accessibles qu’à travers la lecture de son histoire. Il y a là un aspect éducatif à ne pas négliger.
- Autre avantage à cette pratique du récit : la nécessité de considérer notre identité dans un lien intime avec celle des autres. En fait, quand quelqu’un se décrit ou raconte ses expériences, il entre en interaction avec d’autres. Ma propre identité de français, si j’y réfléchis bien, est une histoire tourmentée, pas nécessairement affligeante, avec nos voisins allemands, espagnols, anglais etc… Cela veut dire, en un sens, qu’autrui est indispensable à mon bonheur : en acceptant de me livrer à lui j’accepte aussi de recevoir de lui. J’ai donc une responsabilité à son égard puisqu’il subit les conséquences mêmes de mes propres paroles, du partage d’expérience que je risque.
- Enfin le récit met en relief les imaginaires collectifs qui nous sont légués et qui structurent notre vie ensemble. Il est difficilement pensable que la société dans laquelle nous vivons comme le monde d’où nous venons ne nous transmettent pas quelques idéologies, utopies, modèles qui exercent une influence jusque dans notre manière de raconter. Si nous voulions un exemple patent de cette influence, nous pourrions nous reporter sur le récit de la mort et de la résurrection du Christ qui a profondément marqué la culture occidentale, notamment dans l’interprétation de la souffrance subie, de la mort prochaine. Cette dimension de la culture est structurante pour notre propre identité tout en sachant qu’elle peut être en conflit avec chacun lorsqu’elle apparaît répressive, attaquant l’estime de soi.
Ces avantages ne se heurtent-ils pas à quelques difficultés ? Bien entendu et d’une certaine façon, les enjeux propres à la tâche d’accompagnement en sont éclairés.
L’identité narrative, telle qu’elle vient d’être exposée, est une attestation de soi qui requiert une confiance en soi de premier ordre. D’autant que sa confirmation dépend de ce qu’autrui veut bien lui accorder ! Qui d’entre nous ne vient pas à soupçonner ce qui est dit ? Notre capacité à parler, à agir, à rassembler notre vie dans un récit qui a du sens, est vulnérable.
- Vulnérable parce que notre maîtrise de la parole est toujours menacée. Il est des expériences qui prennent de nombreuses années pour pouvoir se dire et qui peuvent, certaines fois, rester muettes. Notre capacité à nous expliquer, à argumenter dépend aussi étroitement de notre milieu culturel, social, etc. Pensons aux difficultés que nous rencontrons lorsqu’il nous faut parler ou écouter une langue étrangère. Mais le pouvoir de parler commence toujours dans l’acte de croire que je peux parler. Et cela dépend de l’écoute de l’autre, de l’encouragement qu’il manifeste à mon égard, de la confiance qu’il m’accorde. Pour nos catéchumènes, sommes-nous des interlocuteurs ayant une oreille attentive ?
- Autre difficulté, bien réelle : cette confusion entre utilité sociale et reconnaissance par un emploi salarié. Le chômage est un agent puissant qui atteint gravement l’identité d’une personne. L’estime de soi n’est jamais atteinte parce qu’il y a doute sur sa capacité d’agir dans le cours des choses. Mais on pourrait aussi parler de la maladie, de la vieillesse, etc. qui sont autant de facteurs fragilisant la construction d’une identité. Là aussi, à notre mesure, nous pouvons aider quelqu’un à réaliser son projet personnel même si celui-ci vient à être enchâssé dans une démarche vers un sacrement de l’initiation.
- Enfin, pédagogiquement, l’enjeu dans cette construction d’identité est de permettre à quelqu’un d’apprendre à raconter son histoire autrement. Apprendre aussi à la laisser raconter par d’autres que nous-mêmes. Il y a là un moyen ou un critère qui nous est donné indiquant qu’un processus de réconciliation avec soi, avec d’autres est engagé. Notre action, en tant qu’accompagnateurs, peut-être déterminante. N’est-ce pas ce même principe qui est engagé sur le plan des nations pour la construction même d’une identité européenne ?
Quelques éléments théologiques
La tentation, lorsqu’on est sur le terrain théologique, est peut-être de déterminer ce qui distingue le chrétien du non chrétien, en regardant du côté des croyances, des valeurs morales, des comportements. A bien y réfléchir, cette voie paraît stérile et inefficace, vouée à des dérives (opposant par exemple identité chrétienne à identité musulmane). Elle oublie que le christianisme est habité par le souci de l’universel. En revanche, comment s’engendre l’existence chrétienne ? ; Comment le chrétien et l’Eglise se comprennent-ils mutuellement ? Ces questions semblent être plus prometteuses, ne serait-ce que sur un plan pédagogique. La notion d’identité narrative, dont je rappelais très brièvement les grandes lignes, devrait nous servir de point d’appui.
Mais avant d’aborder ce point et voir aussi en quoi l’histoire de Jésus est fondatrice de cette identité, il serait bon d’évoquer quelques chances et difficultés pour l’identité chrétienne aujourd’hui.
Sur ce registre, nous aimons parler du phénomène de sécularisation. Pour ma part, je n’aime guère le recours à ce concept parce qu’il appartient à une sociologie bien datée dans le temps. En revanche, le pluralisme religieux interroge l’existence et la pertinence d’une culture catholique et des institutions qui lui sont attachées. Ce pluralisme semble vécu comme naturel pour les jeunes générations, ce qui diffère nettement des générations qui avaient reçu la foi dans un contexte social marqué par le christianisme. Pensons aux lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat et aux affrontements qu’elles ont engendrés. La situation aujourd’hui montre un visage autre où les jeunes vivent ce pluralisme comme une donnée de fait. Ce phénomène n’exclue pas, loin de là, un certain nombre d’incertitudes et d’instabilités.
Ces difficultés peuvent être vécues aussi comme une chance, permettant de vivre sa foi de manière plus juste et plus personnelle, de faire des choix structurants. Mgr Dagens, dans son rapport « Proposer la foi dans la société actuelle2 » indiquait que « la pluralité n’est pas forcément un accident extérieur néfaste. Elle peut s’enraciner aussi dans la structure du témoignage évangélique […]. Dans la liberté de sa foi, le croyant peut limiter de l’intérieur les abus du pluralisme et manifester par ses actes une cohérence de sens avec ce qu’il croit. Pour un disciple du Christ, cette cohérence se réalise et soutient le libre engagement de l’existence toute entière3 ». Face au pluralisme, à la multiplicité des références culturelles et morales, la foi se présente comme un moyen de s’unifier personnellement et d’être en cohérence intérieurement d’autant que l’action, l’engagement sont des moyens que tout homme donne sens à sa vie.
Nous sommes passés d’une société de la prescription (où un certain nombre de codes moraux réglaient l’existence des personnes) à une société de l’inscription dans laquelle chaque individu doit déterminer son échelle de valeurs et s’insérer dans le monde. Dans ce contexte, la foi chrétienne peut répondre à une recherche de liberté et de sens. Non pas que l’Évangile donne des réponses immédiates aux questions que nous nous posons ou aux situations que nous rencontrons. Mais parce que la Parole de Dieu peut devenir, pour chacun, un lieu de cohérence intérieure, un chemin d’humanisation. La condition requise est d’entrer dans une démarche d’accompagnement, d’éducation à la liberté qui permettra de comprendre en quoi l’Évangile est une source qui fournit des repères pour nos engagements, aide dans les décisions à prendre, fortifie nos attitudes. L’identité chrétienne se construira en communauté bien sûr, et en faisant l’expérience du croyant qui discerne les traces de Dieu dans sa vie et l’oriente avec docilité selon l’Esprit du Christ. Nous ne sommes plus dans une société qui offre un horizon de sens permettant de construire son identité. Il y faut une éducation à la liberté et au discernement. C’est pourquoi la nécessité de faire récit de ce qui nous advient est d’un grand secours.
Pour comprendre le lien qui existe entre identité chrétienne et expérience spirituelle, regardons tout d’abord comment la théologie parle de l’identité de Jésus. Ce que nous sommes et ce à quoi nous sommes invités dépend largement de notre réponse à cette question que le Christ pose à ses disciples : « et pour vous, qui dites-vous que je suis ? ». L’histoire de la théologie nous suggère deux pistes selon que l’on s’intéresse au Jésus de l’histoire ou au Christ de la foi. Le Jésus de l’histoire se concentre sur l’identité historique de l’homme de Nazareth. Cette dimension est fondamentale au vu d’une foi qui met l’accent sur l’Incarnation et ne saurait considérer l’histoire comme une réalité mineure. Les Évangiles ainsi que les auteurs non chrétiens permettent de savoir que Jésus de Nazareth est né en Galilée, autour de l’an – 4, condamné à une mort par crucifixion vers l’an 30, sous le consulat de Pilate. Proche des petits, des pauvres et des gens de mauvaise réputation, son souci est de permettre à tout homme l’accès à Dieu. Son message, qui donne une interprétation nouvelle de la Loi, insiste sur la venue du Royaume et tient à révéler un Dieu « Père », miséricordieux. Ces quelques éléments recensés ici montrent que l’identité historique de Jésus concentre son attention sur la vie du Nazaréen, ses paroles et ses actions dans ses rencontres avec les hommes ou avec les religions établies de son temps.
Le Christ de la foi, quant à lui, va s’intéresser à l’identité dogmatique de Jésus, telle que la foi de l’Eglise ou des premières communautés chrétiennes l’ont interprétée. En fait, toute existence est traversée par un sens qu’il y a lieu de découvrir et qui dépasse la simple recension des faits et gestes des personnes. L’identité de Jésus s’inscrit bien dans une histoire mais ouvre en même temps à une transcendance, à une compréhension toujours nouvelle du mystère de son existence. C’est pourquoi l’Eglise en est venue à dire que ce Jésus de Nazareth était vrai Dieu et vrai homme, qu’il était venu sauver l’humanité et que, par sa fonction de médiateur du Salut, il nous réconciliait définitivement avec Dieu. Par lui, avec lui et en lui, nous savons que l’homme et Dieu sont faits l’un pour l’autre et que l’homme, créé à l’image de Dieu dont Jésus est l’exemple parfait, est appelé à vivre le don de soi vers Dieu et vers les autres. L’homme est ainsi révélé un « pour l’autre » grâce au Christ.
Notre précédente réflexion sur l’identité avait souligné toute l’importance de cette injonction sociale qui oblige chacun aujourd’hui à se construire personnellement, à déterminer les valeurs qui le font vivre sans oublier une manière de s’insérer dans le monde. L’Évangile n’est pas un livre de recettes toutes faites qui répondraient à nos questions. Mais il est une source normative pour nos engagements. L’accompagnement que nous proposons va permettre à chacun d’être éduqué à la liberté en découvrant de plus en plus sa cohérence intérieure. L’Évangile est bien chemin d’humanisation et si nos sociétés offrent de multiples horizons de sens, l’identité chrétienne ne peut sous-estimer l’expérience spirituelle qui tente de discerner les traces de Dieu dans son existence ou accueillir l’Esprit du Christ traçant un chemin.
Si nous voulons savoir qui nous sommes et ce à quoi nous sommes appelés, il est important de répondre à la question que le Christ posait à ses disciples sur le chemin de Césarée : « et vous, qui dites-vous que je suis ? ». Les vingt siècles de l’Eglise nous apprennent que nous avons intérêt à prendre en compte soit le Jésus de l’histoire ; soit le Christ de la foi. Le Jésus de l’histoire a trait à son identité historique. Nous savons qu’il y a là une dimension essentielle pour notre foi qui met l’accent sur l’Incarnation de Dieu nous permettant de ne pas tomber dans un pur fidéisme. Les renseignements que nous donnent des auteurs non chrétiens sur Jésus de Nazareth sont tout aussi importants que ceux que nous livrent les Évangiles et permettent de nous en faire un portait assez précis. Il est né en Galilée, mort vers 30 ans sous Pilate, etc. En revanche, le Christ de la foi va se centrer sur l’identité de Jésus telle que les communautés chrétiennes l’ont perçue. Et cet autre regard est nécessaire car l’histoire, à elle toute seule, ne suffit pas pour définir le sens de l’existence de l’homme Jésus telle que les chrétiens l’ont compris. Toute existence, toute vie est porteuse d’un sens qui dépasse la seule description, nous le savons bien. C’est pourquoi cette identité se rapporte à cette compréhension qu’en ont donné les communautés confessantes : Jésus est non seulement homme mais il est aussi Dieu ; il est le sauveur et le médiateur qui nous réconcilie définitivement avec Dieu. Si l’on veut parler d’une identité globale de Jésus, il nous faut dépasser cette distinction –Jésus de l’histoire, Christ de la foi- issue du discours théologique puisque ces deux identités vont avoir besoin l’une de l’autre. La foi au Christ nécessite que nous nous reportions à une réalité historique : le Jésus de l’histoire. Et cette identité est tributaire du langage qui l’a exprimée, c’est-à-dire du sens que les apôtres et les premières communautés chrétiennes ont voulu donner. Pour résoudre ce paradoxe, il nous faut recourir à la notion d’identité narrative, telle que nous en parlions plus haut. N’en rester qu’à l’identité historique nous ferait oublier que les faits retracés ne sont pas pure objectivité et que l’identité dogmatique n’est en rien concernée par l’histoire. Et sans enracinement historique, les dogmes perdent de leur force !
En fait une identité se donne dans la situation où nous sommes confrontés à autrui. Elle s’affirme dans la rencontre avec autrui, dans un récit sur nous-mêmes et dans la parole que tient l’autre.
Chacun d’entre nous se dit, se raconte et réfléchit sur lui-même, mêlant dans son récit, l’histoire qui n’est jamais une pure représentation du passé mais qui reste le fruit d’une reconstruction et quelque chose d’inédit, une révélation nouvelle sur ce qui est vécu.
Les Évangiles illustrent bien ce constat : ils sont bâtis sur une intrigue qui fait jouer l’histoire et une interprétation de foi obligeant chacun de nous à se demander : mais qui est Jésus ? Est-il celui qui vient inaugurer le Royaume ou n’est-il pas l’imposteur que ses ennemis ne cessent de contester ? Est-il le Fils de Dieu ? Et l’on sait que toutes ces questions ne trouvent réponse que progressivement dans les Évangiles, laissant à chacun de rejoindre l’avis de Pilate, d’Hérode ou du centurion romain qui, voyant Jésus mourir, déclare « vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (Mc 15,39).
Le fait que l’identité de Jésus soit confiée au récit ne doit pas nous étonner. Si nous lisons attentivement le premier Testament, la foi biblique se dit bien souvent au travers d’un récit. Elle se manifeste au travers des événements vécus, racontés et qui sont compris comme une révélation progressive de Dieu dans l’histoire (cf Dt 26). Il en est de même dans les Évangiles où le processus de reconnaissance de Jésus est lié aux événements, où Jésus se refuse de dire immédiatement qui il est ; pensons aux disciples d’Emmaüs. Certes il y a des épisodes qui tranchent nettement avec cette pédagogie du Christ. La Transfiguration relate une épiphanie de Jésus où l’apparence des faits ouvre à une dimension invisible. Il n’en reste pas moins que Jésus se donne à voir dans des récits où ceux à qui ils s’adressent sont impliqués, interpellés. Et c’est bien ainsi que procèdent encore pour nous aujourd’hui les Évangiles, indiquant par-là que l’identité chrétienne se définit toujours en relation avec celle du Christ.
Pour une éthique
Personne d’entre nous, accompagnant un catéchumène, n’aurait le projet de vivre le temps du pré catéchuménat ou du catéchuménat sans ouvrir l’Évangile. Si nous y réfléchissons bien, c’est parce que ces récits ne nous disent pas ce qu’il faut faire mais touchent, en chacun de nous –quel qu’il soit- ce lieu où sa propre liberté est régénérée. Le Nouveau Testament comme l’Ancien Testament agissent sur cet espace symbolique où nous nous reconstruisons sans cesse. Ils éduquent nos convictions, nos attitudes, notre affectivité en nous offrant des figures de liberté. Ils nous instruisent sur la réalité du mal et les possibles qu’offrent l’amour et le pardon.
« Les textes bibliques, disait Paul Beauchamp, ne nous préparent pas nos décisions, ne contiennent pas d’oracle concernant notre action pratique. Mais ils construisent pour nous un monde au milieu duquel nous décidons nous-mêmes ; ils tracent un horizon. Notre décision ne dépend pas immédiatement de notre lecture, mais nous ne sommes pas les mêmes quand nous avons lu. Donc nous décidons autrement »1.
Générosité, don…voilà une orientation que nous donnent les Écritures. Le Sermon sur la montagne donne à la loi de Moïse une dimension très existentielle avec l’amour des ennemis, la règle d’or, etc.
En fait, la perspective révélée est celle que nous sommes appelés à devenir fils de Dieu, à parfaire cette image filiale qui nous est donnée dès l’origine en devenant les frères et les sœurs les uns des autres.
L’identité chrétienne est donc une identité bien humaine. Elle permet, au travers des événements, de se découvrir fils de Dieu, appelé à être des hommes pour les autres…Cette expérience peut être vécue par des non-croyants. Mais en tant que chrétiens, nous la rapportons au mystère de notre vie dans le Christ.
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1. Paul Beauchamp Parler d’Ecritures Saintes Paris Seuil 1987 p.63
2. Cerf 1994
3. Ibid. p.55