« La conversion » interprétée à partir de témoignages de catéchumènes

rencontres-ete-2015-sncc-p-marxerLa conversion était au coeur des Rencontres d’été du SNCC « Se convertir au Christ » qui ont eu lieu du 30 juin au 2 juillet 2015 à Paris. Voici le texte d’introduction du père Philippe Marxer lors de ces Rencontres d’été.

Au cours de son intervention du 30 juin 2015, le père Philippe Marxer s’est appuyé sur une série de témoignages de catéchumènes, recueillis juste après le Concile Vatican II. Ce texte est accompagné des quelques lettres de catéchumènes, monographies qui ont servi au travail de groupe lors de cette session, et des pistes de réflexion pour inviter à être davantage à l’écoute des personnes et du chemin que leur propose l’Esprit saint.

La Conversion : une interprétation initiée par les témoignages recueillis de l’enquête menée par la revue La Vie Spirituelle en 1965

Les changements de comportement religieux intriguent ! Pour quelles raisons des individus se convertissent ? quels événements sont survenus dans leur vie ? quels modèles se dessinent au regard de la dynamique de conversion (par modèles, entendons des St Paul, St Augustin, Claudel, etc) ? Les sociologues ne sont pas en reste : sans faire ici la liste des colloques qui se sont tenus sur ces thèmes de recherche, ou recenser les livres parus sur la question, rappelons les quatre principales figures de convertis que Mme Danièle Hervieu Léger distingue. La première est celle de l’individu qui « change de religion » ou de confession. Il rejette une identité religieuse héritée de son milieu culturel ambiant ou il abandonne une religion imposée mais à laquelle il n’a jamais adhéré. La seconde est celle des « sans religion » : n’ayant jamais appartenu à une quelconque tradition religieuse, ces individus en découvrent une dans laquelle ils se reconnaissent. La troisième est celle du « converti de l’intérieur », « du recommençant » : ces personnes découvrent ou redécouvrent une identité religieuse demeurée jusque-là formelle ou vécue de même. Enfin, la dernière figure qu’il ne faut pas oublier est celle de la personne qui abandonne toute foi. En dehors de cette dernière situation, la conversion marque l’entrée dans un régime d’intensité religieuse. Et c’est sans doute la définition que nous aimerions donner, à savoir que la conversion est souvent liée à l’idée d’un engagement religieux fortement marqué. Se convertir, dit toujours Mme Hervieu Leger, c’est en principe embrasser une identité religieuse dans son intégralité. C’est bien cet aspect de la réalité qui peut occasionner de la part des Eglises aussi bien des réactions d’encouragements, que d’étonnements voire quelques réticences.

Sur le plan religieux et philosophique, deux termes grecs évoquent le double visage de la conversion : metanoïa et espistrophê. La métanoïa est, dans le Nouveau Testament, le changement total de la pensée et de l’action. Pour entrer dans le Royaume, il s’agit de se laisser transformer par Dieu et pas uniquement revenir dans le droit chemin. C’est pourquoi cette transformation entraîne des modifications dans toute l’existence. L’existence chrétienne n’est pas alors issue d’une conversion unique, mais d’une conversion/transformation continuelle. Mais la conversion est aussi retour/retournement. Le terme grec d’espistrophê renvoie à ce mouvement impliquant à la fois un changement d’orientation décisif, un renversement d’attitude, et un retour vers un modèle passé. Le mot hébreu shuv indique l’idée de revenir vers ce que le croyant pense son origine. Ce sens de la conversion est constant dans les textes sapientiaux de l’Antiquité. Le retour s’effectue alors sous le signe de la repentance et d’une pression qu’exerce la collectivité. Mais ces deux mouvements qui structurent la conversion et qui sont apparemment antagonistes, rentrent dans un mouvement dialectique où le retournement est le lieu et la condition du changement.

Le discours de Pierre s’adressant aux juifs après la résurrection du Christ en est un bon exemple :

17 D’ailleurs, frères, je sais bien que vous avez agi dans l’ignorance, vous et vos chefs.

18 Mais Dieu a ainsi accompli ce qu’il avait d’avance annoncé par la bouche de tous les prophètes : que le Christ, son Messie, souffrirait.

19 Convertissez-vous (metanoïa) donc et tournez-vous (epistrophê) vers Dieu pour que vos péchés soient effacés.

Le mouvement de conversion met donc en jeu la liberté de l’homme. Cette liberté le rend capable de rompre avec son passé, avec les orientations qu’il a prises et de les réinterpréter par l’intermédiaire de cette conversion. Il est clair que pour les convertis, c’est Dieu qui est à l’origine de la conversion ; d’ailleurs c’est à Dieu lui-même que l’on dit se convertir même si, malheureusement, certains cherchent à obtenir par la force, que ce soit par la guerre sainte ou la mission mal comprise, ce don de Dieu.

Ces quelques précisions ramassent bien en quelques mots l’expérience que vivent les personnes sans toutefois la détailler. Travailler sur des monographies faisant le récit des conversions nécessite une grille de lecture forte d’un certain nombre d’items. Cette approche permet de prendre conscience que la transformation qui s’opère chez des enfants, des adolescents, des adultes procède d’un seul et même mouvement. Pour en rendre compte, j’essaierai de restituer l’expérience de femmes et d’hommes, adultes, qui ont accepté de parler de leur expérience, en 1965, en réponse à l’enquête initiée par la revue : la Vie Spirituelle. Le Centre National des Archives de l’Eglise de France a recueilli 265 monographies, écrites à la main ou tapées à la machine, et pouvant couvrir 22 pages pour certaines d’entre elles ! Vous vous souvenez que le 11 octobre 1962 s’ouvrait la première session du concile Vatican II. Je ne veux pas revenir sur ce contexte. Je vous montrerai tout de même, en guise de « postlude », comment ces personnes ont été sensibles aux déclarations conciliaires. La relecture que je souhaite faire voudrait se dégager de ce contexte afin de mieux rendre compte du mouvement qui habite ces âmes en quête de Dieu.

Je ne te connaissais que par ouï-dire, Mais maintenant, mes yeux t’ont vu.

Jb 42,5

Cette parole de Job traduit, pourrait-on dire, l’émerveillement ressenti par quelques 265 adultes qui ont osé raconter leur histoire. Qu’ils aient reçu la foi dès leur première éducation ou qu’ils la découvrent ou la redécouvrent, ces témoins de Dieu ont compris que seul un mouvement de conversion permanente permettait d’accéder à cette connaissance de Dieu. Et qu’ils se convertissent « dans la foi » ou « à la foi », l’expérience faite suppose d’être saisi par l’Esprit (avec un grand E) dans le présent de leur vie. Cette expérience de l’Esprit se présente sous la forme d’une question indiscutable en rapport plus ou moins clair avec l’existence de l’Eglise. L’Eglise les a aidés alors à comprendre le sens de cette interrogation en la mettant en relation avec le Christ historique.

« Mon mari, confie cette femme, venait d’être arrêté par les Allemands. Nous aurions pu craindre qu’à la suite d’une perquisition, toute une filière de passage en zone libre eut été découverte. Nuit d’angoisse. Le monde était trop dur, trop injuste …Il fallait qu’un ordre meilleur existe. Et la réponse m’a été donnée, une assurance infiniment lumineuse et apaisante, quelque chose comme un sourire de sagesse et de bonté qui, répondant à mon attente, me disait : le Christ, l’Eglise ».

29 ans, baptisée à 38 ans

« Mes quelques 15 ans d’enfance et de jeunesse vont s’écouler dans une réelle misère matérielle. Les gestes religieux de 1945 me mettent dans un état de révolte. Un problème se pose à moi : la vie a-t-elle un sens ? Dieu existe-t-il ? A ma disposition des livres de classe. Un jour je découvre un Nouveau Testament qui m’ennuie abominablement et l’Imitation de Jésus-Christ qui sera ma seule lecture pendant 7 ans. C’est à ce moment-là que je pousse la porte de la chapelle. Je m’agenouille sur un prie-Dieu et pour la première fois, j’assiste à un office catholique. L’atmosphère surnaturelle du lieu et la fraternité vécue m’imprègnent. ».

58 ans, convertie à 24 ans

Mais ce Christ du passé n’a été vraiment connu que dans la mesure où ces disciples qui écoutaient et suivaient Jésus ont adhéré au mystère de sa souffrance, de sa passion, de sa mort. Temps de désarroi parfois pour ces « jeunes » croyants qui ont senti chavirer les appuis de leur croyance ou qui ont éprouvé pour les choses de la foi une sorte de désintérêt, comme si tout cela ne les concernait plus. Toutefois, c’est là le chemin qui les a menés à la connaissance du Seigneur ressuscité et qui, par sa présence, les a tournés vers l’avenir, en un mouvement de conversion permanente et fait travailler à l’avènement de son royaume. Comment chacun de nous, ici présents, ne pourrait pas être interrogé par ces expériences tellement elles sollicitent, par leur justesse, notre propre conversion ? On peut discerner quatre grandes étapes dans ces parcours de vie. Et ce sont ces étapes que j’aimerais développer devant vous.

L’expérience de l’Esprit Saint

Tous nous connaissons ce récit de la Pentecôte dans les Actes des Apôtres ! nul besoin de le rappeler mais souvenez-vous que Pierre rend compte de la manifestation de l’Esprit en rattachant l’événement vécu présentement à la vie, à la mort et à la résurrection de Jésus. Beaucoup alors se convertirent.

L’Esprit Saint saisit chacun de nous quelquefois par des effets extraordinaires. Mais, en y réfléchissant bien, que l’on soit croyant ou incroyant, tout peut être une expérience décisive de Sa présence et de Son action : une conduite qui fait mystère, l’affirmation tranquille d’une foi vive par une femme, un homme ou une communauté.

« Puis il y a eu la rencontre, majeure, brutale du Christ et de son Eglise au moment où je considérais comme un honneur, une joie de rentrer au Parti Communiste. J’étais élève infirmière et trois amies chrétiennes m’invitent à venir passer quelques jours en montagne. Le 3ème jour, le mauvais temps nous empêchant de sortir, mes amies proposent le lire tout haut le récit de la Passion de St Jean. Je trouve qu’elles le lisent mal. Je demande à prendre le livre… mais je ne peux sortir aucun son de ma bouche »

20 ans, baptisée à 31 ans

Toute manifestation se rattachant de près ou de loin à la vie de l’Eglise peut devenir pour quelqu’un, cette expérience d’un Dieu qui appelle au cœur de son existence, dans la banalité de son quotidien sans qu’elle soit de l’ordre du passé. Il s’agit d’un présent qui doit s’imposer et résister à toute explication car la tentation est grande de la réduire et de s’en débarrasser.

Car lorsque Dieu interpelle quelqu’un par un événement indiscutable, la première forme du combat spirituel est de le réduire à du « bien connu » qui ne pose aucune question.

« La première grande question que je me suis posée, surtout lorsqu’on est une femme, tellement persuadée par la réputation vraie ou fausse que l’on nous fait, que nous sommes plus sujettes aux entraînements de notre sensibilité ou aux influences extérieures, était la suivante : cet appel que j’ai entendu, existe-t-il vraiment ? Ne suis-je pas victime d’une émotion passagère, de mon imagination, de ma sentimentalité… C’est ainsi que je ne voulus point reconnaître cet appel et le récusai pendant 9 ans »

48 ans, baptisée 58 ans

Au contraire accepter cet événement permet de s’ouvrir à la lumière et devient le premier pas dans la conversion.

Mon père, qui pensait sans cesse à la mort, avait réclamé le crucifix qui lui avait été donné à sa première communion. Ce crucifix qui avait été considéré par toute la famille -y compris moi-même- comme un objet de piété insignifiant, avait été rangé personne ne savait où. Ma femme et moi, émus par ce désir d’un mourant, nous sommes partis à la campagne pour fouiller le grenier de notre maison de famille. En ouvrant une vieille malle à la lumière d’une torche électrique, nous découvrons le crucifix. En le prenant dans mes mains, j’ai ressenti une telle joie : elle n’était pas qu’une simple impression de soulagement. Cet objet m’apparaissait pour la première fois correspondre à quelque chose de réel après tant d’années de lutte ».

47 ans, baptisé à 49 ans

L’Eglise a la conviction que personne ne reste en dehors des appels de l’Esprit et même… si quelqu’un dit ne pas être concerné par les choses de la foi, pour l’Eglise il s’agit, là aussi, d’une expérience de l’Esprit. Cela ne peut que questionner notre mission de catéchiste. Pourquoi ?

En plaçant une expérience de l’Esprit Saint au point de départ d’une marche vers le Christ, les convertis des années 65 font entendre que nous ne pouvons pas vouer la foi au subjectivisme. Car cette expérience très personnelle est à mettre en relation avec celle des Apôtres témoins du Christ mort et ressuscité.

« Les lectures m’ont beaucoup aidée. Au départ, mon fiancé m’a fait lire St Paul : la justification par la foi ! J’étais dépassée mais pas rebutée. Je pus lire alors la Parole de Dieu dans les Evangiles, et pour la première fois, je pouvais reconnaître dans la vie des apôtres ce que je vivais ». (34 ans, baptisée à 20 ans)

C’est en cette expérience objective que l’événement par lequel Dieu m’interpelle trouve sens et fondement. Cette réflexion a une portée plus importante qu’on ne pourrait le croire ! Comment bien appréhender la conversion. La sociologie qui s’intéresse à la conversion, ausculte les événements « fracture » survenus dans la vie des gens. Pour elle, ils sont premiers. Son regard n’est pas faux ! Mais il est important de se demander ce qui favorise pleinement la conversion. En fait, la présentation du Christ situé dans l’histoire passée est tout à fait essentielle, car elle est le moyen de faire réaliser à qui que ce soit ce qu’est le mystère de Dieu fait homme.

Six ans après ma conversion, j’ai pris conscience du rôle historique du Christ ; c’était le maillon qui me manquait : Jésus vrai Dieu et vrai homme venu par amour pour nous. J’ai compris ce jour-là que sa mission était double : Jésus-Christ était venu nous sauver et nous sanctifier, assumant notre humanité par la volonté de son Père pour nous rendre la vie divine. Dieu n’était plus aussi loin. Jésus-Christ m’ayant faite, moi aussi, enfant de Dieu. Ce fut une illumination subite qui a été le véritable point de départ d’une vie personnelle avec Dieu ». (35 ans, baptisée à 24 ans)

J’ai découvert que la Foi était la rencontre avec Jésus-Christ, progressivement à travers les paroles de ma catéchiste. Ensemble, nous avons vu dans la Bible les grandes étapes du Peuple de Dieu, la façon dont Dieu s’y est pris pour le préparer à la venue du Christ, sa vie parmi les hommes, son enseignement. Petit à petit, -presque 10 ans- le Christ devenait pour moi quelqu’un de vivant, de personnel, d’intime, qui avait vécu il y a 2000 ans, de qui je me savais aimé, avec qui je pouvais dialoguer ». (35 ans, baptisé à 22 ans)

Or ce mystère de Dieu est au cœur de la foi, et au cœur de toutes les expériences spirituelles que les hommes font au dehors de l’Eglise établie. Bien souvent, notre prédication évangélique est ordonnée à faire connaître le Christ ressuscité agissant dans le monde aujourd’hui. Or tant que la référence au Christ de l’histoire n’apparaît pas, cette prédication évangélique reste extérieure. Il est certain que de nombreuses femmes et hommes font, sous une forme ou sous une autre, une expérience de l’Esprit saint dans leur vie sans avoir la possibilité de la mettre en relation avec l’Eglise. Croyant connaître la parole ecclésiale grâce aux médias, ils ne vont pas interroger les témoins actuels du Christ et restent dans leur recherche ou foi imprécise. Cette interrogation fournit toutefois un critère intéressant : toute expérience de l’Esprit faite par un individu dans sa vie contient une référence au Christ de l’histoire même si le discours qu’il tient semble l’infirmer pour des raisons qui tiennent à la culture de notre temps.

Présence du Christ historique

Cette étape dans le mouvement de conversion ne demande pas beaucoup de commentaires. La foi que vient d’éveiller l’Esprit de Dieu se fortifie et s’éclaire en mettant ses pas dans ceux des Apôtres, à la suite de Jésus. On perçoit bien, au travers des témoignages de ces néophytes, qu’il s’agit pour eux de reconnaître dans le cheminement des apôtres des raisons de croire qui valent pour eux, et de trouver dans leur adhésion au Christ comme messie, sauveur et Fils de Dieu, l’aliment de leur propre foi.

« Oui, c’est à cette époque que j’ai eu conscience de ma foi. C’est une souffrance que sa vie passée. On voudrait la parfaire pour l’offrir au Seigneur, comme une fiancée à l’être aimée. Mais c’est une joie aussi car, comme aux disciples, je sentais qu’il l’avait pardonné. ‘Va et ne pêche plus ! Et j’entendais Pierre dire : « Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle ». (46 ans, baptisée à 40 ans)

Cette lente imprégnation des Ecritures se fait sur des registres les plus divers. Car ce qui est signe de Dieu pour l’un peut être pierre d’achoppement pour l’autre. Il est clair que dans ce temps de recherche et de contemplation, les épisodes de l’histoire d’Israël et de l’existence de Jésus sont tout à la fois extérieurs et intérieurs vu que l’Esprit Saint les fait éprouver intérieurement !

Cette extériorité est aussi inhérente à la situation du Christ dans le monde qui, en assumant toutes les conditions de l’existence humaine est devenu extérieur à tous les hommes comme nous le sommes les uns par rapport aux autres. Beaucoup de témoignages disent qu’il est Image du Dieu invisible.

Par le cheminement de l’amour, Jésus-Christ m’a fait naître à la vie divine et devient l’objet de ma contemplation. Il est Image du Père. Essayant de réaliser ce « commerce d’amitié avec Dieu », après dépouillement et recueillement intérieurs, après une offrande faite d’humilité, une fois réalisé le vide de mon cœur et de mon esprit pour les laisser envahir par Dieu, mon élan amoureux pour Dieu est plus grand et mon action devient moins égoïste ». (34 ans, baptisée à 24 ans)

… mais précisément puisqu’il est Image, il y a donc extériorité. Ce n’est pas de l’archéologie que de se laisser illuminer par les récits évangéliques, c’est plutôt s’enfoncer dans l’épaisseur humaine du mystère de l’Incarnation. Mais séjourner dans les représentations évangéliques jusqu’à imiter le Christ dans sa manière d’être n’est pas encore participer à son mystère intime. Il y faut une décision. C’est par un choix posé à l’égard de sa vie, et qui en modifie radicalement le cours, que tout croyant accède au sens de l’Evangile. Là aussi les témoignages livrés sont sans appel. Mais quel critère peut-être donné pour percevoir que cette décision est prise intérieurement ?

La nuit

Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti lui-même, prenant la condition d’esclave et devenant semblable aux hommes.

Ph 2, 6

 

L’incarnation est ainsi renoncement et si je vous cite ces versets de l’hymne aux Philippiens, c’est parce que beaucoup de témoignages font référence à cette hymne. Ces disciples qui ont suivi et imité Jésus en priant l’Evangile et en voulant reproduire l’exemple donné sont conduits à partager son renoncement, sa passion et sa mort. Certains le disent avec une simplicité touchante : cette participation au mystère du Christ se fait par mille et un sacrifices qu’offre la vie quotidienne. Mais surtout, ce que notent plusieurs d’entre eux, les efforts les plus persévérants ne font pas se changer soi-même. Et l’acceptation d’une telle réalité doit se faire sans résignation ni amertume ! Epreuve douloureuse mais qui peut être le point de départ d’un progrès décisif.

En fait, un jour vient où la foi elle-même subit un dépouillement intime. Elle perd progressivement ses appuis. Comme le dit si bien ce témoin :

« même la lecture de la Bible ne fait plus naître en moi cette joie lumineuse, cette certitude que j’avais acquise ».

Ou encore ce constat

« Les Evangiles, dit ce monsieur, me tombent des mains et des questions me traversent l’esprit : le Christ est-il vraiment ce que les Apôtres ont cru ? ».

D’autres confessent que l’obscurcissement de la foi commence lorsque

« que tout ce qu’ils ont vécu ne les concerne plus, que c’est mort pour eux ».

Et si ce sentiment engendre chez les uns un malaise, chez d’autres il s’accompagne d’une tranquillité, voire d’une liberté enfin trouvée et qui donne une joie de vivre. S’agit-il d’une simple crise ou d’une mort de la foi ? La réponse n’est pas simple et la réalité ne saurait être enfermée dans ce simple dilemme. Mais de telles paroles méritent que l’on s’y arrête car ces expériences mènent au vrai Dieu.

Il serait difficile de ne pas penser aux mystiques qui nous parlent des nuits de la foi. Je pense à Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus qui avouait, à la fin de sa vie, que son âme était dans les ténèbres. Elle croyait parce qu’elle « voulait croire ». Il est clair qu’en lisant ces témoignages, beaucoup de ces chrétiens ne savent pas ce que signifient ces épreuves qui plongent leur vie dans un certain désarroi. Or, cet obscurcissement a un sens positif : il libère des appuis que la foi s’était donnée -hors de Dieu dirons-nous- pour se fonder sur Dieu seul. Dieu, parce qu’il est Dieu, ne veut pas épargner à ses fidèles la perte de ces appuis qui empêchent de Le reconnaître pour ce qu’Il est vraiment. C’est ce que dit cette femme :

« Le prêtre me dit de m’abandonner à Dieu … Oui, mais on ne s’abandonne qu’en acceptant de perdre ce qui n’est pas Lui ».

Ou cet autre témoin qui, sous la forme d’une prière, dit comprendre ce qui lui arrive : «

Toutes les raisons que je me suis donnée pour croire en Toi, Seigneur, sont des chemins par où il me fallait passer, mais ne sont pas le rocher sur lequel j’aimerais poser ma tête ».

En effet, la foi en Dieu ne peut reposer pas sur mes raisons ; c’est Lui, au contraire, qui fonde ces raisons.

Il faut donc qu’au cours de ce chemin, un retournement se fasse. Il me faut lire avec vous ce témoignage d’une vérité touchante :

« J’ai l’impression que le sol s’est dérobé sous mes pieds et que je suis dans le vide : entre ciel et terre. Je suis comme ébranlée car mes raisons de croire étaient pour moi la substance de mon expérience et tout s’efface ».

Ce changement n’annule pas les expériences antérieures mais aide à reconnaître pour ce qu’elles sont : des intermédiaires qui ont permis une mise en relation avec Dieu mais qui ne sont pas les assises de sa foi. Comme le dit si bien cet homme :

« J’ai fini par tout envoyer paître mais cela me gênait… tout ce qu’on m’avait appris. Mais tout cela a trop l’épaisseur du monde et c’est par commodité que j’ai cru que c’était la lumière sur Dieu qui m’était donnée ».

« Vouloir croire » disait Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Il s’agit d’un choix délibéré et non d’autosuggestion. S’il y a épreuve, si tout bascule, c’est pour que soit dissocié ce qui indique Dieu dans les signes et les raisons que nous accueillons et ces choses du monde où tout cela prend corps. Comme le dit si bien cet homme, pour continuer la lecture de son témoignage :

« je dois continuer à croire malgré les désavantages et l’insécurité ».

N’est-ce pas le choix qu’a fait ce Fils bien aimé de Dieu, son Père, en marchant vers Jérusalem ? Et si Jésus a connu des nuits de la foi lorsqu’il était en butte à l’incrédulité, le jardin des Oliviers lui laissera juste assez de force pour dire « oui, que ta volonté soit faite ».

Les nuits de la foi que nous connaissons reproduisent en nous quelque chose de cette histoire. Et c’est ainsi que nous marchons de conversion en conversion, jusqu’à un désespoir –Dieu le permet– qui peut être le premier éveil de la foi pure. Car ce désespoir n’est pas le vide effrayant de l’absurde et de l’isolement mais une détresse qui peut aller jusqu’au sentiment de perte et devenir acte de foi.

Je ne te connaissais que par ouï-dire, Mais maintenant, mes yeux t’ont vu.

Jb 42,5

Cette expérience spirituelle ne devrait-elle pas nous questionner lorsque des néophytes adultes, adolescents, enfants disparaissent de nos communautés. Nous savons nous en étonner. Savons-nous les accompagner dans cette nuit ?

De la nuit à la joie

Je ne voudrais pas faire de longs commentaires sur ce dernier temps que vous imaginez bien ! car tout croyant –et les témoignages recueillis en font mention– qui passe par cette nuit de la foi sent qu’un jour il est habité par une espérance qui n’est plus assujettie à la présence de signes favorables. Dieu donne des signes de sa présence mais surtout appelle à une union plus étroite, dans le sentiment non ressenti de sa Présence.

« La communion a été pour moi une étape merveilleuse d’amour et d’espérance. Je sentais que ce sacrement m’unirait plus étroitement encore au Seigneur, personnellement d’abord et ensuite avec mes frères, tous unis dans un même amour et dans une même espérance. Par la confirmation, j’ai découvert que cette Eglise c’était nous dans le corps même du Christ ». (46 ans, baptisée à 40 ans)

Et comme les disciples ont vu le Christ se soustraire à leurs yeux 40 jours après sa résurrection, les signes particuliers de la Présence de Dieu disparaissent pour accéder, dans l’Esprit, au mystère de la charité.

« J’étais très attirée par les questions sociales, avec un sens très grand de la justice et de droiture vis-à-vis des autres. Je n’ai jamais été comprise dans ma famille : ces aspirations qualifiées de « non bourgeoises » surprenaient et heurtaient ». (62 ans, baptisée à 30 ans)

« Plus de charité : ‘qu’ils soient uns, Père, comme nous sommes uns, afin que le monde croie que tu m’as envoyé’. J’ai essayé d’abord d’être chrétienne. J’ai parlé, discuté… sans succès. Alors je me suis tue. A cause d’Ecclesiam Suam, j’ai prié et fait effort pour être plus sérieusement chrétienne, et que ça rayonne comme ça pouvait. Beaucoup de décès dans ma famille depuis deux ans : je n’ai jamais caché ma foi à la vie éternelle » (43 ans, baptisée à 15 ans)

Nos témoins d’il y a 50 ans le disent avec force : « Tout est grâce » et l’avenir qui s’ouvre est, pour eux, un véritable présent où travaillent toutes les puissances de résurrection dont ils sont porteurs.

En guise de « postlude »

J’aimerais, avant de conclure cette relecture, vous faire entendre la liberté de paroles de ces personnes qui ont accepté de témoigner de leur conversion il y a 50 ans. Je vous ai dit qu’elles étaient très attentives aux déclarations des Pères conciliaires, au renouveau de l’Eglise. Voici quelques verbatims qui vous montreront leur degré de liberté et leur attachement à l’Eglise.

« L’aggiornamento actuel me semble très bienfaisant ; l’Eglise sortant de sa suffisance poussiéreuse ne peut que réveiller les somnolents et inciter les non-croyants à faire l’effort nécessaire de compréhension. Il serait bon que l’Eglise soit le miroir du Christ : Eglise sainte, charitable, pauvre, ouverte, dépouillée d’autoritarisme et de triomphalisme qui rebute tellement le nouveau converti. (34 ans, baptisée à 24 ans)

« Il faut vraiment regarder du dedans et non du dehors pour saisir les beautés et les forces de l’Eglise, car tout ce qui est signe et symbole est inaccessible à un esprit non averti. Je dois reconnaître, cependant, l’effort extraordinaire fourni par l’Eglise ces derniers temps, effort qui la pousse à prendre la langue du peuple pour les célébrations et qui la pousse aussi à recourir aux laïcs pour ‘s’humaniser’. Il ne faudrait pas perdre l’autorité que donne aux prêtres leur position particulière mais je ne puis pas, pour autant, admettre la présence de catéchistes prévus pour le catéchuménat comme simples répétiteurs». (55 ans, baptisée à 50 ans)

Conclusion

Si la conversion est de l’ordre d’un mouvement -mouvement que j’ai essayé de vous restituer en vous faisant entendre l’expérience humaine et spirituelle de ces témoins du siècle passé-, quelle lecture peut-on en faire ? Il se trouve qu’au moment où je travaillais tous ces documents, je relisais la règle de Saint Benoît dont la sagesse fut essentielle aux yeux d’hommes et de femmes désireux de mener vie commune. Et forte a été ma surprise en constatant un bienheureux usage terminologique. Le mot « conversation » y est pris pour celui de « conversion » (je vous renvoie au numéro 58 de la Regula ; 1,33s). C’est, pour Saint Benoit, ce qu’il faut entendre comme manière de vivre. Ainsi, dans un certain nombre de manuscrits, le terme « conversatio » est fréquemment utilisé pour celui de « conversio » et inversement. Une gravité religieuse et une dimension profondément vitale à la conversation en ressortent puisque celle-ci est liée à un changement de vie, à un conflit avec les passions, à une acquisition de forces vertueuses. Et se laisser convertir n’est pas simplement une affaire individuelle puisque cela touche tous les domaines de la vie. Le Père Charles de Condren, second général de l’Oratoire (XVIIème siècle) aimait, lui aussi, faire remarquer que le mot conversion était inclus dans celui de conversation, ce qui indiquait aux yeux du bon Père le meilleur moyen d’y encourager. La conversation serait donc un mode pastoral intéressant puisque conforme à la civilité moderne.

« Pour inciter un chacun à [entrer dans ce mouvement de Conversations] et à les suivre, je serai bien aise que l’on sache que par les Conversations bien ordonnées selon l’Esprit de Dieu, on profite plus que par les prédications : car le monde a accoutumé d’ouïr traiter la parole de Dieu dans les Chaires ; & il n’en est point touché [f°107] et être attiré plus facilement à Dieu.

De sorte que c’est par les Conversations que l’on gagne plus d’âmes à Dieu, qu’on les attire à Jésus-Christ, qu’on leur apporte plus de profit ; & cela ne doit pas sembler étrange ; puisque Jésus-Christ a converti le Monde par ses Conversations ; et puisque l’Église a été fondée par les Conversations de Jésus-Christ, et augmentée par celles des Apôtres, qui conversaient avec les personnes selon les occasions, etc. »

Archives de Saint-Sulpice. Manuscrit 345 : Recueil de divers sujets de piété. De la Conversation avec les Étrangers.

Nous voilà presque déjà introduit à la conférence que nous fera ce soir le frère Isaïa Gazzola sur les Pères de l’Eglise mais également à la réflexion que mènera devant nous Sr Geneviève Comeau, après-demain.

Si la conversation évoque un entre-deux où circule la réciprocité d’un échange –le mouvement que j’ai essayé de vous exposer à partir de ces monographies collectionnées il y a 50 ans s’y inscrit volontiers car on sent que ces personnes sont dans un constant dialogue– c’est bien dans cet entre-deux que j’envisagerais l’espace de Dieu et non dans la faille, ou la brisure catastrophique sur laquelle la sociologie enquête.

Finalement, la question de la conversion, de son mouvement, ne serait-elle pas une aventure (je choisis ce mot puisque l’aventure est ce qui advient) qui redécouvre l’hospitalité offerte et reçue, celle du monde, d’autrui et de moi en mon corps ? Ne serait-elle pas celle d’habiter soi, l’humanité, le monde et le temps de l’histoire. La conversion à Dieu aurait donc partie liée à la conversion d’un soi-retrouvé ? A lire ces témoignages, on perçoit que ces chrétiens découvrent ou plutôt retrouvent une liberté inconnue… ou oubliée. Il y a donc pour nous un grand motif d’espérance et d’actions de grâces.

Ne courez pas sur les chemins

Allant à Dieu sans que Dieu vienne :

Soyez des hommes de demain.

Prenez son corps dès maintenant,

Il vous convie

A devenir eucharistie ;

Et vous verrez que Dieu vous prend,

Qu’il vous héberge dans sa vie

Et vous fait hommes de son sang.

Patrice de La Tour du Pin

Une somme de poésie Tome III p.296

P. Ph. Marxer, directeur adjoint du SNCC, chargé du catéchuménat

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