Réflexion sur la notion de sacrifice dans la Tradition et les Écritures
« Allez donc apprendre ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice » (Mt 9, 13). Il n’est pas rare, dans les formations demandées par les diocèses, d’être interrogé sur la notion de « sacrifice ». A entendre les réflexions qui sont faites, il existe deux raisons qui expliquent la défiance que nous ressentons par rapport à la notion de sacrifice.
La première, à la limite, n’est guère sérieuse. Elle se fonde sur un usage abusif du terme et se réfère aux images sanglantes et morbides liées au sacrifice de la Croix tenant bien plus, dans les envolées oratoires par exemple, de l’imagination que de la théologie. De là l’identification de la vie chrétienne et de la sainteté notamment au choix de souffrances d’autant plus expiatoires qu’elles sont inhumaines. Tout en respectant l’expérience mystique de grands saints, on a le droit de se méfier de tout discours qui parle de vocation à la souffrance. Nulle raison de l’accepter surtout quand elle n’a rien à voir avec le fait de la désirer.
Mais il existe une autre raison, plus sérieuse, qui mérite que nous soyons circonspects face à cette notion de sacrifice. Il ne s’agit pas de la repousser en prétextant qu’elle serait dépassée ou non chrétienne. Mais il convient de la situer à sa vraie place, car l’Ancien Testament parle de sacrifice et il ne faudrait pas oublier que la compréhension de cette notion a toujours posé difficulté et qu’elle a même été au cœur du débat religieux.
Jésus, dans saint Matthieu, reprend lui-même la parole du prophète Osée : « C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice » (Osée 6,6 – Matthieu 9,13). Proscrit-il « le sacrifice » ?. Et du même coup, la tradition catholique se serait-elle trompée pendant plus de vingt siècles en parlant du « sacrifice de la messe » ?
Pour sortir aisément de cette opposition abusivement simplificatrice, rappelons-nous que l’on parle toujours du « saint sacrifice » de la messe. Je veux dire par là que la notion de « sacré » (qui a pour dérivé le sacrifice) doit s’enrichir de celle de « sainteté » pour devenir chrétienne. Expliquons-nous !
L’histoire du peuple d’Israël fait apparaître une tension entre sacerdoce et prophétisme. Les prêtres de l’époque avaient en charge le Temple. Ils sacrifiaient des animaux pour expier les péchés du peuple. Les prophètes Amos et Osée dénonceront l’illusion qui consisterait à se réconcilier avec Dieu sans qu’il y ait une transformation de soi-même. Si le sacrifice est une offrande – et il en est une ! – et si au cours de l’eucharistie il y a un temps dit « d’offertoire », c’est pour que cette offrande soit celle de nous-même. Tel est le sens de la critique des prophètes : un sacrifice qui ne reposerait que sur des signes extérieurs sans qu’il y ait conversion intérieure ne serait qu’un pis-aller.
Nous le savons bien ! Faire des prières n’est pas exactement prier. Et Dieu n’attend pas de nous des gestes ou des dons extérieurs. C’est la question qu’Il se pose dans le psaume 50 : « Mangerais-je la chair des taureaux ? Boirais-je le sang des boucs ? ». Le geste liturgique qui prend sens et valeur dans le Nouveau Testament doit exprimer une transformation intérieure pour vivre le commandement que Jésus donne : aimer Dieu et son prochain. Il n’y a pas d’autre sacrifice que celui-là. Et c’est bien un sacrifice dont il ne faut rejeter en rien la notion. Ce que nous devons bannir est le faux sacrifice, le sacrifice purement rituel et extérieur, l’accomplissement que produiraient certains gestes convenus. La lettre aux Hébreux le dit bien : les sacrifices sanglants n’ont jamais été que des esquisses. « Le vrai sacrifice –comme le définit saint Augustin – est toute bonne œuvre qui contribue à nous unir à Dieu dans une sainte société, à savoir toute œuvre rapportée à ce bien suprême, l’union à Dieu, grâce auquel nous pouvons être heureux » (Cité de Dieu X, 6). Ce que faisait déjà entendre le psaume 39 : « Tu ne voulais ni offrandes, ni sacrifices. Alors j’ai dit : « voici, je viens faire ta volonté »… et que saint Augustin traduit de manière chrétienne.
Lorsque Jésus dit, en reprenant la parole du prophète Osée : « c’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice », il n’exclut pas le « sacrifice » pour le remplacer par la « miséricorde ». Il nous fait comprendre que le vrai sacrifice est la miséricorde. Il ajoute d’ailleurs : « je ne suis pas venu abolir la loi mais l’accomplir » c’est-à-dire permettre à cette loi de manifester son vrai sens. Et chacun de nous le sait bien : mener sa vie selon la loi ne va pas sans sacrifice si l’on n’oublie pas que cette notion reflète aussi une dimension de pénibilité. Car, reconnaissons-le ! : renoncer aux mensonges, à la dérision, aux hypocrisies de toutes sortes comme refuser de poursuivre des buts égoïstes est pénible.
Le christianisme est une religion du cœur où tout rite ne prend sens que s’il traduit et engage une conversion intime et où le sacrifice, le vrai, se déploie dans l’exercice d’une miséricorde bienfaisante.