Dieu sauve : le salut en Jésus-Christ
Une approche du salut par une démarche qui présuppose la confession de foi de l’Église. Quelle cohérence et pertinence pour aujourd’hui ?
Il serait possible de recueillir le point de vue de l’histoire ou des autres sciences humaines, comme nous pourrions privilégier une approche biblique ou bien considérer comment tel ou tel philosophe a réfléchi cette notion de salut. Mais mon but n’est pas de faire, ici, la synthèse de toutes ces approches, mais plutôt, par une démarche qui présuppose la confession de foi de l’Eglise, d’en dégager la cohérence et la pertinence pour aujourd’hui.
En ce début de Carême, je vous propose de réfléchir à la notion de salut en Jésus-Christ. La période liturgique y invite tout particulièrement. Mais ce n’est pas la seule raison ! Ouvrez, par exemple, la nouvelle édition de « Matins d’Évangile ». De nombreuses fiches approchent cet article de foi.
Si chacun de nous n’hésite pas à dire que Dieu sauve, cela ne signifie pas pour autant que nos idées soient claires sur le sujet. Que disons-nous lorsque nous soutenons, à un catéchumène par exemple, que le salut est donné en Jésus-Christ ? Et nous savons bien que la question se pose pour quelqu’un qui entre dans la foi de l’Eglise lorsque vient le temps de travailler, avec lui, le Credo : « Pour nous les hommes et pour notre salut, disons-nous, il descendit du ciel, par l’Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie et s’est homme. Crucifié sous Ponce Pilate, il souffrit sa Passion et fut mis au tombeau pour ressusciter le troisième jour, conformément aux Écritures ». Quel éclairage donnons-nous à cette notion de salut ? Tel est l’objet de ce dossier que nous ouvrons aujourd’hui.
La question du salut en tant que telle
Remarquons tout d’abord que si nous pouvons réfléchir à cette question du salut, c’est parce que les premières communautés chrétiennes sont porteuses d’un message de salut.
Joseph Moingt, dans son livre L’homme qui venait de Dieu1 parle de la « rumeur de Jésus ». Et le terme est fort justement employé. Il s’agit bien d’une rumeur car, pour nos pères dans la foi2, le salut devait être annoncé en peu de mots.
De cette rumeur qui s’est répandue dans les pays méditerranéens, quelques caractéristiques peuvent être mises en avant :
Tout d’abord, le monde dans lequel cette annonce s’est propagée attendait le salut. Les paroles de Zacharie, au moment de la naissance de Jean Baptiste, sont sans équivoque :
« Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël
Il a fait surgir la force qui nous sauve
Dans la maison de David son serviteur
Comme il l’avait dit par la bouche des saints
Par ses prophètes depuis les temps anciens »
Luc 1, 68-70
Israël attendait le salut comme les nations étaient elles-mêmes en quête de salut. L’époque hellénistique témoigne de cette recherche dans les religions dites à mystères ou les écrits de littérature gréco-romaine. Et si les Pères de l’Eglise ont fait cet effort immense pour montrer combien l’annonce chrétienne correspondait à l’attente d’Israël et des nations, c’est parce que ce monde attendait le salut.
Mais – seconde caractéristique – cette annonce chrétienne de salut a rencontré de nombreuses oppositions. Pensons à celle des juifs, celle des grecs ou des romains qui ne reconnaissaient pas cette nouvelle religion, sans oublier la gnose pour qui salut et connaissance de Dieu3 sont étroitement liés.
Troisième caractéristique. L’annonce chrétienne de salut était liée à un événement bien précis : l’Incarnation de Dieu dans l’histoire de l’humanité. La foi chrétienne repose sur un événement au travers duquel Dieu se communique lui-même par un homme et en un homme. Le salut n’est pas simplement lié à une amélioration du régime de la Loi et du Temple. Il est référé à aux actes et paroles de Jésus de Nazareth, à sa mort et à sa résurrection d’entre les morts. Et dès lorsqu’il est confessé, il est à son tour source de salut : « Si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur et si ton cœur croit que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé » (Rm 10,9).
Quatrième caractéristique. Cette annonce de salut était diffusée par une communauté dont les membres avaient tous fait l’expérience d’être sauvés personnellement. La reprise des paroles et des gestes du Seigneur, les relations qui s’instaureront entre les personnes, notamment envers les plus pauvres etc. donneront à cette communauté une identité marquée par une fraternité et communion agissante.
Cinquième caractéristique : ce salut annoncé parle d’un accomplissement à venir. Terre nouvelle, cieux nouveaux ne sont pas encore là ; ils sont promis. C’est pourquoi l’annonce chrétienne de salut s’exprimera sans cesse dans une prière qui implore la venue de ce Jour : « Viens, Seigneur Jésus » (Ap 22,20).
Cette proposition chrétienne de salut a connu quelques difficultés plutôt internes au cours des siècles. La querelle pélagienne au cours du Vème siècle, comme la scission entre catholicisme et protestantisme en sont des moments de l’histoire de l’Eglise que nous ne pouvons ignorer. Mais ce passé n’a rien de commun avec les temps actuels, souvent qualifiés de « modernité ». Ceux-ci dressent de nouveau pour l’Eglise un certain nombre d’obstacles à franchir.
Obstacles actuels
Il importe d’identifier les raisons qui font que la proposition chrétienne du salut rencontre, depuis plusieurs années, un certain nombre d’obstacles. Nous en avons recensé sept : les deux premiers datent quelque peu et sont aujourd’hui, pour une part, surmontés. Les suivants sont plus récents et constituent de vrais défis pour notre époque ou pour les catéchumènes que nous rencontrons.
1. Le premier obstacle est lié à ce qu’on appelle la modernité.
Vous savez que celle-ci se caractérise, entre autres, par l’affirmation d’autonomie de tout individu. Cette requête d’autonomie est légitime et heureuse mais a menacé en son temps la proposition chrétienne du salut. Elle cautionnait en effet une dangereuse émancipation de l’homme par rapport à Dieu, voire une volonté de tout être humain de s’affirmer lui-même contre Dieu. C’est cette crainte qui a inspiré la réflexion du Père de Lubac dans son livre Le drame de l’humanisme athée. Il dénonce « l’humanisme athée » que certains philosophes (Nietzsche, …) appellent de leurs vœux et considèrent comme l’aboutissement de la requête d’autonomie. C’est la même crainte qui contribue à expliquer les prises de position de ce même théologien contre la théorie de la « nature pure » où Dieu se trouve comme expulsé de la vie sociale et où le surnaturel n’a plus aucune place. Mais n’entrons pas dans tous ces arguments et retenons que l’homme moderne a tellement pris acte de son autonomie qu’il se pose non seulement en face de Dieu mais contre lui, ou, si l’on veut, qu’il se sauve lui-même au lieu d’attendre son salut de Dieu seul. L’obstacle était de taille, mais il a été surmonté par l’apport d’autres théologiens. Ainsi est-il grâce à Karl Rahner, par exemple. Il a montré avec force que la requête d’autonomie n’entraînait pas nécessairement les excès dénoncés par le Père de Lubac, qu’elle était en elle-même bonne et voulue par Dieu C’est parce que l’homme est vraiment créé qu’il est livré à luimême comme un sujet libre et autonome, qui a vocation d’accueillir le salut mais auquel le salut ne peut s’imposer pas au détriment de sa liberté et de son autonomie. Plus radicalement, l’obstacle a été surmonté dans la théologie d’E.Jüngel, où l’homme a la possibilité d’être humain sans référence à Dieu. Du coup, l’auteur invite à penser Dieu non pas comme une nécessité qui s’imposerait à l’homme mais comme le Dieu plus que nécessaire, s’offrant à l’homme sans autre raison que la pure gratuité de l’amour.
2. Deuxième obstacle, relativement ancien lui aussi et relativement surmonté : l’objection, vigoureusement formulée depuis Karl Marx, selon laquelle le christianisme ne s’intéresserait qu’à un salut transhistorique.
Il servirait ainsi de caution pour maintenir le statu quo de sociétés structurellement marquées par la confiscation des moyens ou biens de production et par l’exploitation des uns par les autres. Cet obstacle n’a pas résisté, dans le courant du XXème siècle, à la pression de plusieurs facteurs : d’abord la prise de conscience, par certains théologiens des années 1930-1940, du caractère social du christianisme (cf le livre du Père de Lubac, Catholicisme, paru en 1938) ; puis le témoignage concrètement donné par des chrétiens qui, durant la seconde guerre mondiale et dans les années suivantes, ont su manifester leur préoccupation de la terre et de l’avenir de nos sociétés : époque où « celui qui croyait au ciel » et celui qui n’y croyait pas » pouvaient se battre ensemble sur le terrain, là où la liberté et la justice étaient en cause. Enfin, dans les années 1960, la rénovation de l’eschatologie chrétienne, déjà au temps du concile (avec l’insistance de Gaudium et spes sur l’engagement dans la cité terrestre), et plus radicalement dans la théologie post-conciliaire –que ce soit sous la forme de la Théologie de l’espérance développée par J.Moltmann (théologie qui entendrait relever le défi de l’objection marxiste en montrant que l’eschatologie chrétienne elle-même impliquait l’engagement des chrétiens dans l’édification d’un monde plus juste), ou que ce soit sous la forme des théologies de la libération qui se sont répandues en Amérique latine, en Afrique et plus récemment en Asie. Dire que l’obstacle est relativement surmonté est une manière de ne pas ignorer que beaucoup de chrétiens sont aujourd’hui en retrait par rapport aux exigences d’un engagement social ou politique. On ne peut plus raisonnablement reprocher à la conception chrétienne du salut d’entretenir un mépris du monde et de l’engagement dans la cité. A bien y regarder, les chrétiens ne sont pas les derniers à s’engager, sinon dans les formes traditionnelles de l’action politique, tout au moins dans la vie associative ou dans des actions de type humanitaire –et cela jusque dans les conditions les plus éprouvantes d’une léproserie dans les banlieues des grandes villes d’Inde.
3. Troisième obstacle : la « crise de la mémoire ».
Nos sociétés modernes sont en grande partie gouvernées par l’impératif de l’immédiat. Non seulement, il faut être le plus performant possible dans le présent, mais avec les moyens de communication actuels, les événements perdent souvent de leur épaisseur historique et sont comme absorbés dans une actualité très immédiate (quand bien même le stock disponible des informations est par ailleurs considérable). Le phénomène de la « perte de mémoire » se vérifie à bien des niveaux, et tout particulièrement dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement. On parle souvent d’une « crise de la transmission » : on ne peut plus, comme c’était encore le cas il y vingt ou trente ans, présupposer une culture minimale quant à l’histoire collective. « Les sociétés modernes sont de moins en moins des sociétés de mémoire » constate Danièle Hervieu-Léger4.
Or ce phénomène atteint de plein fouet les grandes religions, étant donné le lien intime entre religion et mémoire. Curieusement, il semble atteindre davantage le christianisme que les autres religions- y compris chez les chrétiens eux-mêmes, qui se penchent parfois avec intérêt ou avidité dans l’histoire et les traditions fondatrices du bouddhisme alors même qu’ils peuvent par ailleurs ignorer des pans entiers de la tradition chrétienne. Le phénomène est préoccupant du point de vue culturel, mais avant toutes choses, il faut souligner qu’il crée surtout un obstacle spécifique à l’annonce chrétienne du salut dans la mesure où celle-ci n’a de sens que référée à une histoire qui précède (l’histoire d’Israël évoquée dans le cantique de Zacharie, l’histoire même du Sauveur lui-même, et l’histoire des générations qui depuis 2000 ans ont cru en lui et ont confessé son Nom).
4. Quatrième obstacle : la prise de distance par rapport à l’institution ecclésiale.
Cette prise de distance n’est plus du même ordre que celle qui se manifestait il y a une quarantaine d’années, autour de Mai 1968 (pour prendre une date symbole dans le contexte français). A cette époque, la distance par rapport aux institutions était portée, dans une large mesure, par des idéologies sociales ou politiques, ou encore elle exprimait, de la part des jeunes générations, une volonté de s’affirmer contre la génération précédente.
Aujourd’hui, la distance par rapport aux institutions ecclésiales procède plutôt d’une quête spirituelle. Ces institutions sont souvent soupçonnées de ne pas assez faire droit à la quête spirituelle en tant que quête, à l’expérience en tant qu’expérience. Elles donnent l’impression de rendre rigide ou même de figer ce qui, pour être authentique, devrait être seulement transitoire. On doit certes se réjouir du dynamisme qui s’exprime par là. Mais l’obstacle n’en est que plus important. Car, traditionnellement, l’annonce chrétienne du salut est celle d’un salut qui a vocation d’être signifié par une Eglise, elle-même entendue comme une communauté non seulement spirituelle mais visible et dotée d’institutions spécifiques. Cette Eglise –si nous y réfléchissons bien- ne fait pas que signifier le salut. Elle a vocation, dans la tradition catholique ou orthodoxe, d’être ce à travers quoi le salut est offert et communiqué. Les sacrements sont traditionnellement définis comme « signes efficaces du salut », l’Eglise, elle-même, se comprend comme étant « en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (cf Vatican II Décret Lumen Gentium)5. Le Concile n’entendait pas nier que Dieu puisse sauver en dehors de l’Eglise ! Il exprimait, en conformité avec la tradition ancienne, le lien intime de l’Eglise au mystère du salut. Or c’est cela qui est battu en brèche, y compris chez les chrétiens qui en pratique vont parfois chercher les signes ou les chemins du salut en dehors de l’institution ecclésiale. Cela vaut pour des chrétiens d’Europe comme pour ceux d’Asie qui souhaitent se retrouver, non pas dans les églises instituées, mais dans des « communautés périphériques » où un langage nouveau et plus pertinent pourrait jaillir6.
5. En cinquième lieu, la proposition chrétienne du salut se heurte à l’objection du mal.
Mgr Dagens, dans son rapport à l’Épiscopat français (Novembre 2009) n’évite pas la question. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le christianisme a rencontré des objections de cet ordre. Mais l’objection s’est en quelque sorte radicalisée à l’époque contemporaine. Elle s’est d’abord exprimée chez des penseurs juifs. Martin Buber écrivait en 1933 : « l’Eglise repose sur la foi en la venue du Christ, et y voit le salut communiqué par Dieu à l’humanité. Nous, Israël, nous ne parvenons pas à le croire » ; ou encore « … nous savons que le monde n’est pas encore sauvé. Nous précisément cette sensibilité qui est la nôtre que l’Eglise peut et doit comprendre comme la conscience de notre non-rédemption. […] Nous ne percevons pas de césure dans l’histoire. Nous ne connaissons en elle aucun centre, mais seulement un terme, le terme du chemin de Dieu qui ne s’arrête pas sur son chemin »4. La question est donc : le Sauveur peut-il être vraiment venu alors que le salut ne se manifeste pas réellement dans l’histoire du monde ? Mais indépendamment même de cette objection formulée par des penseurs juifs, l’épreuve du mal est perçue par beaucoup- croyants ou incroyants- comme une épreuve qui atteint de plein fouet l’annonce chrétienne du salut. Pensons à la tragédie de certains événements politiques et militaires de l’histoire contemporaine. Si l’objection du mal se pose de façon plus radicale que jamais, c’est pour des raisons qui tiennent notamment aux formes inédites qu’a prises le mal à partir de la première guerre mondiale : l’holocauste, mais aussi d’autres tragédies qui marquent l’humanité depuis un siècle, et cela, jusque dans l’actualité internationale la plus récente. Le mal est devenu tel que la théologie chrétienne en est interrogée : quel sens cela a-t-il de parler du salut si des individus ou des peuples sont à ce point ravagés par des catastrophes qui atteignent de tels paroxysmes ?
6. En sixième lieu, l’annonce traditionnelle du salut est touchée par le phénomène de la mondialisation.
Un tel constat est en soi paradoxal puisque le christianisme a vocation universelle. Il a même contribué, dans l’histoire, au développement7 cité par Jürgen Moltmann Jésus, le Messie de Dieu Cerf 1993, p.53 des relations entre les peuples. Mais cette visée mondiale se retourne contre lui, dans la mesure où le phénomène de mondialisation est l’occasion, pour certaines cultures et religions, de s’affirmer davantage dans leurs particularités. La prétention universelle du message chrétien en est donc relativisée. En Asie, par exemple, le christianisme est bien souvent perçu comme religion de l’Occident qui s’est forgée au Proche-Orient et qui est tributaire de représentations sur l’homme et sur le monde qui sont seulement celles de l’Occident. Le christianisme serait donc inapte à être pertinent pour ces aires culturelles et religieuses.
7. C’est précisément du côté des religions que réside le dernier obstacle, et non le moindre, à la proposition chrétienne du salut dans la mesure où elles possèdent également des doctrines de salut.
Pensons aux hindous qui croient en l’existence d’une substance subtile qui passe de vie en vie (le jiva), etc. De tous les obstacles auxquels la proposition chrétienne du salut est confrontée, celui-là semble être le plus radical et le plus complexe. Certains croyants ou mal-croyants de l’Occident lui-même, attirés par ces religions se méprennent bien souvent sur leur signification originelle. Ils retiennent volontiers telles ou telles pratiques corporelles, telle ou telle croyante qui leur donne espoir d’une nouvelle chance après cette vie…(cf : la réincarnation) alors qu’il n’en est rien dans la tradition religieuse concernée, prise dans son ensemble.
Tels sont les principaux obstacles que nous rencontrons lorsque nous parlons de salut. Il serait sans intéressant de les reprendre un à un et de chercher comment la théologie peut en tenir compte pour penser le chemin du salut.
La confession chrétienne du salut
S’il fallait une formule brève pour résumer la proposition chrétienne du salut, je choisirais volontiers cette affirmation : Dieu sauve, par un homme, pas sans l’homme (pris au sens générique du mot afin d’éviter tout sexisme). Les trois éléments de cette formule doivent être développés successivement.
Dieu sauve
A. Cette proposition signifie d’abord que c’est Dieu qui sauve.
Ce sont les Eglises de la Réforme qui, historiquement, ont remis en évidence l’importance de cette affirmation, mais il s’agit bien d’une affirmation qui est essentielle au christianisme et qui, pour cette raison même, a été reprise dans le document d’accord œcuménique sur la justification, signé à Augsbourg entre la Fédération luthérienne mondiale et l’Eglise catholique romaine : « Notre foi commune proclame que la justification est l’œuvre du Dieu trinitaire. Le Père a envoyé son Fils dans le monde en vue du salut du pécheur. L’incarnation, la mort et la résurrection du Christ sont le fondement et le préalable de la justification » (§15). Certes, le même paragraphe précise peu à peu que ce salut advient par la foi (puisque selon la doctrine paulinienne, Dieu justifie moyennant la foi). Quelque chose d’essentiel est donc requis de l’être humaine dans l’événement du salut ; mais c’est Dieu qui a l’initiative du salut, c’est Lui qui offre et apporte le salut à quiconque s’en remet en toute confiance à Lui.
Mais cette insistance sur l’initiative de Dieu, source du salut, n’a pas seulement l’intérêt d’offrir une base essentielle d’accord entre l’Eglise catholique et d’autres confessions chrétiennes. Il faut surtout souligner son importance par rapport aux attentes et aux requêtes qui sont exprimées en dehors du christianisme et auxquelles j’ai fait référence plus haut.
D’une part, en effet, l’affirmation « c’est Dieu qui sauve » est la manière dont le christianisme honore un élément de l’expérience salvifique de nombreuses religions. Si toutes les religions sont d’abord habitées par la représentation d’un « au-delà salvifique » ou d’une « source du salut », c’est bien un tel au-delà ou une telle source que le christianisme désigne, à sa manière propre et originale, en parlant de Dieu comme ayant l’initiative du salut : initiative qui est celle du Dieu un et trine et qui, en ce sens, est l’initiative du Fils et de l’Esprit aussi bien que du Père, mais initiative qui est d’abord, au sens strict, attribuée au Père lui-même en tant qu’il est le « Principe sans principe », la Source première du salut.
D’autre part, l’affirmation « c’est Dieu qui sauve » reçoit une nouvelle portée dans la situation d’un monde où se vit, à un degré peut-être jamais atteint jusque-là, la conscience de notre fragilité, de notre vulnérabilité, de notre impuissance à nous sauver nous-mêmes par nous-mêmes. Ce ne sont pas seulement des individus qui font l’expérience de leurs propres limites, ce sont aussi beaucoup de gens qui sont conscients des radicales limites sur lesquelles bute aujourd’hui l’humanité en son ensemble : quel avenir pour l’humanité, s’il est vrai que s’accroît l’écart entre la richesse de certaines populations et la pauvreté ou la misère d’autres populations ? Quel avenir pour cette humanité si celle-ci voit progressivement s’épuiser certaines de ses ressources, ou si, par certains effets de ses industries et de ses techniques, les conditions même de l’équilibre écologique se trouvent menacés ? Quel avenir pour cette humanité si des hommes et des femmes font régulièrement depuis un siècle, dans des proportions jusque-là inédites, l’épreuve de violences et de guerres plus meurtrières que jamais ? Jamais sans doute, dans toute l’histoire de l’humanité, on n’a pu ressentir avec autant de force combien ce monde (pas seulement des individus mais bien ce monde lui-même) est impuissant à se sauver lui-même par lui-même. Mais précisément, et pour les mêmes raisons, jamais les communautés chrétiennes n’ont été aussi prêtes à entendre la parole « c’est Dieu qui sauve ». Cette parole, convenons-en, ne doit pas résonner comme une parole qui porterait atteinte à la foi au Christ qui, déjà et de façon définitive, nous a offert le chemin du salut. Mais, en nous souvenant de l’objection jadis formulée par Martin Buber et en ayant une nouvelle conscience des radicales limites sur lesquelles bute aujourd’hui notre humanité, nous avons à comprendre que cette foi au Christ Sauveur ne nous dispense pas d’attendre une délivrance qui est encore devant nous, mais au contraire est fondatrice d’une telle espérance, ainsi que St Paul l’avait dit avec force au chapitre 8 de sa lettre aux Romains : « La création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant, non de son propre gré mais par l’autorité de celui qui l’y a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. Or, voir ce qu’on espère n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance »8. Dire « Dieu sauve », ce n’est donc pas seulement dire : « Dieu nous a offert le salut en Jésus-Christ », c’est dire : parce que Dieu nous a offert le salut en Jésus-Christ, nous attendons encore et nous espérons encore la délivrance qui vient de Dieu. Et cela aujourd’hui plus que jamais, et pas seulement pour les individus que nous sommes mais pour l’humanité et pour le monde lui-même. Dieu sauve, c’est Lui qui sauve.
B. Il importe dans un second temps de donner un contenu à l’affirmation « Dieu sauve », c’est-à-dire de préciser en quoi consiste cet acte de sauver ou de délivrer que nous attribuons à Dieu.
L’Ecriture nous en avertit : cet acte de sauver peut opérer pour chacun dès maintenant, dans les limites mêmes de notre existence. Il prend des formes très diverses, dès l’histoire antérieure à la venue du Christ : l’Exode par exemple. Expérience sans doute limitée, car tant que la libération d’un peuple s’opère contre un autre peuple, on ne saurait parler d’une libération complète : l’Egypte aussi, et pas moins qu’Israël, a droit au salut de Dieu. Expérience limitée aussi pour une autre raison. La libération se présente ici concrètement comme libération politique mais qui n’assure pas pour autant une libération intégrale du peuple ainsi sauvé. L’expérience en tout cas montre que la libération politique ne l’empêchait pas de se forger lui-même des nouvelles servitudes lorsqu’il cédait lui-même à l’idolâtrie, ou lorsque le nombre de ses membres devenaient esclaves d’eux-mêmes et de leurs propres intérêts au point de mépriser la veuve et l’étranger. Mais le premier Testament en témoigne aussi : être arraché à ces nouvelles servitudes et pratiquer notamment la justice envers ses semblables (comme y invitent tant de prophètes), c’est déjà faire quelque expérience du salut. Encore cette expérience de salut demeure-t-elle nécessairement limitée par l’horizon du shéol : peut-on vraiment et pleinement parler de salut dès lors que l’être humain, si juste qu’il ait pu être durant sa vie, retourne finalement en poussière dans le séjour des morts ? La question est de plus en plus souvent méditée par les sages d’Israël dans les siècles qui précèdent l’ère chrétienne, mais au lieu de devenir une objection insurmontable, elle sert de tremplin à l’espérance d’immortalité et de résurrection qui émerge peu à peu durant ces siècles, et cela grâce à la considération de ce qui advient aux justes malades ou persécutés : est-il pensable que ces justes n’aient point d’avenir au-delà de la mort, et n’y va-t-il pas de la justice même de Dieu ?
Le Nouveau Testament confirme et précise le contenu de l’expression : « Dieu sauve ». Il en va ainsi parce que, pour la première fois dans l’histoire humaine ce contenu atteint une parfaite réalisation en Quelqu’un, Jésus, dont le nom même signifie « Dieu sauve ». Par lui et par l’Esprit qui l’habite et qu’il communique aux siens, c’est Dieu qui effectivement sauve des hommes et des femmes en accomplissant pour eux cela même qui était promis mais n’avait trouvé jusque-là qu’un commencement de réalisation. Ce que Jésus fait pour d’autres, cela même contribue à désigner le contenu du salut. Dieu sauve, cela veut dire : Dieu libère le cœur des hommes et des femmes (même s’ils restent par ailleurs soumis à des formes de servitude politique sur lesquelles Jésus n’a pas prise). Dieu sauve, cela veut dire aussi : Dieu réconforte, soulage, console, rend heureux et guérit- même si la guérison physique, comme telle, ne doit pas être identifiée au salut, et même si elle est de toutes façons provisoire puisque les malades guéris par Jésus sont rendus à une existence qui demeure mortelle. Encore cette limite est-elle elle-même principiellement surmontée, non pas cette fois à cause de ce que Jésus fait pour d’autres mais à cause de ce que Dieu fait pour lui en le ressuscitant d’entre les morts. Le contenu du salut reçoit ici son ultime détermination : une victoire sur la mort elle-même. Pour ceux qui vivent de la foi au Christ, l’expérience d’être sauvé par Dieu demeure et demeurera tout au long de l’histoire une expérience limitée. Il en est ainsi parce que le salut offert par Dieu en Fils doit prendre corps, pour chacun, à travers la totalité de son expérience humaine, et parce que le monde par bien des aspects continue et continuera de résister à l’accueil d’un tel salut. Mais il en est ainsi également parce que, pour ceux-là mêmes qui ont effectivement accueilli ce salut, la délivrance ne saurait être complète tant que leur propre mort n’aura pas été affranchie et elle-même vaincue par la vie. Néanmoins, ceux-là font déjà réellement l’expérience au moins partielle de ce que signifie être sauvé, et plus que jamais lorsque Dieu les rejoint aujourd’hui même par les signes sacramentels dont le sens est justement de rendre présent, dans la diversité des lieux et des temps, les gestes mêmes par lesquels Dieu en son Fils communiquait aux siens les biens du salut.
Expérience au moins partielle, ai-je dit. Mais l’annonce chrétienne du salut est que cette expérience est appelée à être un jour totale, parce qu’alors elle ne sera plus soumise aux conditionnements spatio-temporels de l’existence humaine, ni surtout à la limite radicale de la mort. C’est pourquoi il est si essentiel à la théologie chrétienne de souligner la différence entre résurrection et réincarnation. Il faut entendre ce qui cherche à se dire à travers les croyances en la réincarnation, mais il importe plus encore de montrer que la proposition chrétienne du salut ne peut se satisfaire de telles croyances. Il ne s’agit pas d’argumenter en faisant valoir l’incompatibilité entre le « une fois pour toutes » de la résurrection et le cycle des renaissances périodiques dans une autre vie, mais en remarquant que, au regard de l’espérance chrétienne, la réincarnation dans une autre vie (fut-elle meilleure que celle-ci) garderait aux expériences de salut le caractère partiel et limité qu’elles ont aujourd’hui même. Cette autre vie serait à son tour marquée par la limite de la mort, là où la résurrection est comprise en perspective chrétienne comme victoire définitive sur cette mort. Etre relevé d’entre les morts, et l’être une fois pour toutes, cela fait partie intégrante de l’annonce du salut. Dieu sauve, cela veut dire en définitive : Dieu donne la vie qui ne passe pas ; il ne donne pas seulement une ou plusieurs autres vies qui, espérées ou redoutées, resteraient fondamentalement du même ordre que cette vie-ci. Il donne une vie définitivement affranchie de la mort- ce que le Nouveau Testament appelle « la vie éternelle ».
Or ce don du salut est rendu possible par un homme. Développons ce deuxième élément de la proposition.
Dieu sauve par un homme
Ce deuxième élément correspond à ce qu’on appelle la médiation salvifique en la spécifiant de manière originale : la médiation du salut est assurée par un homme. « Par un homme », c’est déjà l’expression employée par Paul lorsqu’il s’adressait aux Athéniens : « voici que, fermant les yeux sur les temps de l’ignorance, Dieu fait maintenant savoir aux hommes d’avoir tous et partout à se repentir, parce qu’il a fixé un jour pour juger l’univers avec justice, par un homme qu »il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts » (Actes 17,30-31). On se rappelle aussi 1 Tim 2,4-5 : « (Dieu) veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous. » Ce dernier texte est particulièrement significatif pour cet essai de théologie systématique, non seulement parce qu’il mentionne comme le précédent l’humanité de Jésus-Christ, mais parce qu’il utilise à propos de celui-ci la catégorie de « médiateur », et cela dans un contexte où il est question du salut et même, plus précisément, d’un dessein de salut pour tous (« Dieu veut que tous les hommes soient sauvés »). Ce qui est en jeu, c’est donc bien une médiation salvifique, mais encore une fois une médiation qui est exercée par un homme.
J’ai parlé du Christ dans la section précédente, quand il s’agissait de préciser en quoi Dieu sauve et quel est le contenu de ce salut. Je devais nécessairement en parler dès ce moment-là, puisque c’est Dieu qui sauve par les paroles et les actes de Jésus. Comment en serait-il autrement dès lors que Jésus lui-même reconnu dans la foi comme venant de Dieu, et comme venant de Dieu dans un sens unique puisqu’il n’est pas seulement une expression ou une manifestation de Dieu parmi d’autres mais qu’en lui et par lui, c’est Dieu même qui se révèle et se communique personnellement à notre humanité ? Même si le Nouveau Testament n’attribue que très rarement le nom Theos à Jésus lui-même, il témoigne de ce lien unique qui unit Jésus à Dieu. L’emploi d’un certain nombre de titres christologiques dans les synoptiques pourrait le montrer. D’autres exemples peuvent être également donnés : la manière dont Jésus s’exprime dans l’Évangile de Jean (« Qui m’a vu a vu le Père » Jn 14,9 ; « le Père et moi nous sommes un » Jn 10,30) ou les premiers mots du prologue johannique (« Au commencement était le Verbe et le Verbe était tourné vers Dieu et le Verbe était Dieu ») ou maintes formules pauliniennes que l’on peut glaner dans les épîtres ; ou l’ouverture de la Lettre aux Hébreux (« Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance, ce Fils qui soutient l’univers par sa parole puissante, ayant accompli la purification des péchés, s’est assis à la droite de la Majesté dans les hauteurs, devenu d’autant supérieur aux anges que le nom qu’il a reçu en héritage est incomparable au leur » (He. 1,14). Jésus est lui-même le Fils unique de Dieu, et il est difficile de ne pas réfléchir sur l’expression « Dieu sauve » sans parler déjà de ce Fils par lequel il offre précisément son salut.
Mais l’annonce chrétienne du salut consiste, de manière originale et unique, en ce que Dieu ne sauve pas purement et simplement par Dieu (c’est-à-dire par lui-même), mais que Dieu sauve par un homme –ou si l’on veut être plus précis par Lui-même devenu homme. Ce qui autorise à parler au sens strict d’une « médiation salvifique ». Nul mieux qu’Irénée de Lyon n’a su formuler la « logique » d’une telle médiation : « Il fallait que le ‘Médiateur de Dieu et des hommes’, par sa parenté avec chacune des deux parties, les ramenât l’une et l’autre à l’amitié et à la concorde, en sorte que tout à la fois Dieu accueillît l’homme et que l’homme s’offrît à Dieu. Comment aurions-nous pu en effet avoir part à la filiation adoptive à l’égard de Dieu, si nous n’avions pas reçu, par le Fils, la communion avec Dieu ? Et comment aurions-nous reçu cette communion avec Dieu, si son Verbe n’était pas entré en communion avec nous en se faisant chair ?9 ». Ou encore : « Nous ne pouvions apprendre les mystères de Dieu que si notre Maître, tout en étant le Verbe, se faisait homme. D’une part, en effet, nul n’était capable de révéler les secrets du Père, sinon son propre Verbe…D’autre part, nous ne pouvions les apprendre autrement qu’en voyant notre Maître et en percevant, de nos propres oreilles, le son de sa voix… Celui-ci est donc parfait en tout, puisqu’il est à la fois Verbe puissant et homme véritable… »10
Dieu sauve donc par un homme. Cela veut dire entre autres que Dieu n’impose pas à l’humanité un salut dont le chemin n’aurait pas été d’abord librement assumé par un membre de cette humanité. C’est Irénée encore qui a insisté sur la liberté de Jésus dans l’épisode des tentations au désert : les jeux n’étaient pas faits d’avance, mais c’est en toute liberté que Jésus, placé pour ainsi dire dans une situation analogue à celle du premier Adam, a fait un autre choix que celui d’Adam et a ainsi réparé la désobéissance d’Adam par son attachement inconditionnel à la Parole de Dieu. Et plus tard, au VIIème siècle, Maxime le Confesseur se battra avec la plus grande énergie pour tenir, contre les partisans du monothélisme, que Jésus était jusque dans son agonie habité par une volonté proprement humaine ; « non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ». Cette parole dit assurément que Jésus a voulu accomplir la volonté de son Père, mais elle dit en même temps qu’il l’a voulu avec toute sa liberté d’homme. Dieu sauve par un homme, cela veut dire : Dieu offre le salut à l’humanité parce qu’il y a au moins un homme, en la personne de son Fils, qui a dit un oui inconditionnel e sans réserve à Celui qui est la Source première du salut- étant entendu que ce oui présupposait lui-même le oui préalable d’une femme, celle qui avait dit le « fiat » lors de l’Annonciation. Ce oui préalable était en fait inclus, comme par anticipation, dans le « oui » que le nouvel Adam devait lui-même prononcer en réparation de la désobéissance du premier Adam.
On pourrait être tenté d’objecter que Dieu ne sauve pas tout à fait par un homme puisque l’homme dont il s’agit est inséparablement le Fils de Dieu ; mais cette objection qui porte le nom de docétisme dans l’histoire de l’Eglise ancienne oublie précisément que le devenir – homme du Fils de dieu n’aboutit pas à une sorte de composé ou de mixte humano-divin. En réalité le devenir-homme du Fils de Dieu ne signifie pas que le Fils de Dieu ne soit pas pleinement homme, il signifie bien plutôt que le Fils de Dieu est pleinement homme, et qu’il demeure Fils de Dieu dans l’événement même de son devenir-homme. Ou en d’autres termes : il n’est pas moins homme du fait qu’il est Fils de Dieu, au contraire il se révèle comme Fils de Dieu à travers l’excellence même de son humanité, révélant par le fait même la vocation véritable de l’humanité qui est, comme humanité, appelée à partager un jour la filiation divine. Certes, Jésus est perçu comme parlant à la manière de Dieu, ou comme s’il occupait la place de Dieu (« On vous a dit ; moi je vous dis »). Certes également, Jésus est perçu comme accomplissant les actions même de Dieu, et d’ailleurs on ne manque pas de le lui reprocher (« Il blasphème ! Qui donc peut remettre les péchés sinon Dieu seul ? » (Mc 2,7). Et néanmoins toutes les paroles de Jésus sont les paroles d’un homme, toutes ses actions sont des actions accomplies par un homme : c’est cet homme Jésus qui enseigne les disciples, qui nourrit les foules, qui guérit les malades, qui pardonne aux pécheurs. C’est Dieu assurément qui sauve, mais il sauve par un homme, révélant ainsi qu’il est offert à l’humanité de prononcer elles-mêmes les paroles qui sauvent et d’accomplir elle-même les gestes du salut.
Au cœur de ces paroles, au cœur de ces gestes, il y a le don de soi jusqu’au bout, ce que le Nouveau Testament appelle l’agapè. Si Dieu sauve par cet homme Jésus, c’est parce que cet homme, son Fils unique, révèle et manifeste dans son humanité même l’énergie d’un don de soi sans limites, la force d’un amour inconditionnel qui de soi s’étend à tous y compris et d’abord aux plus petits et à ceux qui sont les derniers de tous. C’est cela qui sauve. Non pas une démonstration de puissance, mais la dépossession de soi-même et l’amour des autres vécu jusqu’au bout. Non seulement l’amour de ceux qui sont les plus proches et que Jésus aima jusqu’à l’extrême (encore que parmi ces proches, il y ait eu un traître !), mais l’amour des ennemis eux-mêmes puisque Jésus consent, pour ces ennemis eux-mêmes, à se laisser arrêter, flageller et tuer. Le chemin du salut passe par là, par cette offrande totale de soi-même par amour d’autrui telle qu’elle a été vécue par Jésus tout au long de son existence d’homme et plus que tout le soir de la Cène et à l’heure de la Passion. Le chemin du salut passe par là, non pas au sens où il y aurait, comme on a pu donner à le penser, une sorte d’efficacité nécessaire de la Croix, elle-même liée à la nécessité où Dieu se serait trouvé d’apaiser sa colère contre l’humanité ou de racheter celle-ci en la soustrayant au pouvoir du diable, mais tout simplement au sens où le regard porté sur Jésus nous aimant jusqu’au bout (et plus que jamais dans le dénuement de sa Passion) peut susciter la confusion, peut arracher les larmes (ainsi qu’il arriva à Pierre après son triple reniement), et peut finalement retourner le cœur humain en sorte qu’il s’ouvre enfin à la vie même de Dieu. On voit comment cette perspective prend tout son sens par rapport à l’épreuve du mal si intensément vécue par nos contemporains. Au début de cette réflexion, je disais que l’ampleur de cette épreuve semblait atteindre de plein fouet l’annonce chrétienne du salut : quel sens cela a-t-il de parler de salut lorsque des individus et des peuples sont à ce point ravagés par des catastrophes qui atteignent de véritables paroxysmes ? Mais la question se trouve déplacée à la faveur de ceci : l’annonce chrétienne du salut n’implique point que le mal ne fasse pas aujourd’hui même des ravages dans le monde. Par contre elle révèle ce que Dieu a fait pour nous, par cet homme Jésus, en vue de notre salut, et elle révèle que cela est dès maintenant source de salut, non pas sous la forme d’une délivrance qui s’imposerait au monde, mais sous la forme d’un don dès à présent accordé à ceux et celles qui sont « retourné » (convertis) par la contemplation de ce Dieu devenu homme qui, ayant aimé les siens, les a aimés jusqu’au bout.
Dieu sauve ainsi par un homme qui sauve, et qui ne sauve par rien d’autre que par la gratuité de son amour vécu jusqu’au bout. Mais il faut ajouter : Dieu sauve aussi par un homme qui est lui-même sauvé. Non pas sauvé du péché car le Fils de Dieu a partagé la condition humaine en toutes choses excepté le péché : ce n’est pas du péché qu’il a à être sauvé. Mais sauvé des limites spatio-temporelles et surtout de la mort, puisque aussi bien son humanité même le soumet à la mort (et à une mort en l’occurrence précipitée par la violence des hommes). Il est un texte du Nouveau Testament (un seul) qui dit cela de la façon la plus nette : « C’est lui, qui aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé en raison de sa piété, tout Fils qu’il était, apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance ; après avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel, puisqu’il est salué par Dieu du titre de grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech » (He 5,7-10). Ainsi, Dieu ne sauve pas seulement par un homme qui sauve, Dieu sauve aussi par un homme qu’il sauve, qu’il sauve de la mort car de la mort nul homme, pas même Jésus, ne pourrait se sauver de lui-même. Et c’est seulement une fois qu’il a été ainsi sauvé de la mort que l’homme Jésus a pu devenir « principe de salut éternel ». Il n’y aurait pas de salut si cet homme, fût-il le Fils de Dieu, n’avait été ainsi sauvé de la mort, et c’est d’ailleurs sur quoi Paul met justement l’accent dans son discours aux Athéniens : Dieu fait savoir aux hommes qu’ils ont à se repentir, « par un homme qu’il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts ». L’annonce chrétienne du salut est inséparable de cette foi en la résurrection ; ce qui confirme de nouveau l’originalité et l’enjeu par rapport aux croyantes en la réincarnation car si celles-ci expriment bien (du moins dans leur version occidentale) un acte de délivrance sous la forme d’une «autre chance » qui serait donnée dans une autre vie, elles ne signifient pas un salut qui serait affranchissement définitif de la mort. Or c’est bien d’un tel salut que Jésus bénéficie comme « Premier né d’entre les morts », et c’est donc un tel salut qui fait dès lors l’objet de l’espérance chrétienne.
Dieu sauve donc par un homme qui sauve et qu’il sauve. Mais il ne le fait pas sans l’homme, troisième et dernier élément de la proposition.
Dieu sauve par un homme, pas sans l’homme
Cette dernière expression dit la manière dont le christianisme honore, de façon là encore originale et spécifique un élément qui fait partie du noyau sotériologique de toute religion : « une puissance salvatrice qui est donné à l’homme, une capacité humaine au salut ou une force de salut habitant en l’homme ».
On pourrait d’emblée demander : pourquoi dire que Dieu sauve « pas sans l’homme », au lieu de dire plus simplement « Dieu sauve avec l’homme ? ». Cette formulation ne serait pas sans justification, si l’on se rappelle que les Grecs ont fait du concept de sunergia ou l’usage que la tradition catholique occidentale a fait du latin « cooperatio » pour formuler l’implication active de l’homme dans l’œuvre du salut. Il faut cependant tenir compte des objections protestantes sur ce vocabulaire. Et quoi qu’il en soit de ces objections, il faut en tout cas veiller à ce que notre langage sur l’implication de l’homme dans l’œuvre du salut ne mette pas en cause le fait que c’est Dieu qui sauve. Mais précisément, il ne sauve pas sans l’homme, ce qui confère à l’homme et à la femme une immense responsabilité dans l’œuvre du salut.
Cette responsabilité prend d’abord la forme d’un libre accueil de l’offre du salut. Dieu, par un homme, nous a une fois pour toutes offert le chemin du salut : mais il n’a fait que l’offrir, il ne l’a pas imposé. Il faut donc que des hommes et des femmes l’accueillent en toute liberté, mais définition ce « il faut » n’est pas de l’ordre du destin. En réalité, il dépend de l’homme et de la femme que l’offre du salut, réellement donnée par Dieu en Jésus, soit effectivement accueillie par eux dans la diversité des lieux et des temps. L’exégèse patristique et médiévale, lorsqu’elle soulignait la nouveauté apportée par le Christ dans l’histoire de l’humanité, s’empressait d’ajouter qu’il ne suffisait pas de considérer un tel mystère mais qu’il fallait en vivre aujourd’hui même. Il ne suffisait pas de découvrir ce que l’Ecriture disait du Christ, il fallait en découvrir le sens « tropologique », c’est-à-dire la manière dont les mystères du Christ devaient prendre corps dans l’existence actuelle des croyants. Nous connaissons par ailleurs toute cette tradition spirituelle qui, depuis Origène jusqu’à Angelus Silesius en passant par St Bernard et beaucoup d’autres, a développé le fameux thème : « A quoi me sert-il qu’il ait soumis le monde entier et qu’il possède les cités ennemies, s’il n’est pas victorieux en moi de ses adversaires [4] ? » Nous savons enfin que, s’il est vrai que le don de Dieu peut aujourd’hui rejoindre et atteindre les croyants au sein de cette Eglise, ce dont ne peut être opérant et agissant que s’il trouve des hommes et des femmes effectivement disposés à l’accueillir (on pourrait reprendre dans cette ligne les réflexions traditionnelles sur le fruit des sacrements qui ne dépend pas seulement de leur validité mais qui suppose les bonnes dispositions du sujet ou, dans le cas du sacrement de réconciliation, le « ferme propos » de se convertir).
Encore s’agit-il ici de considérations sur l’itinéraire d’abord personnel des croyants. Mais si Dieu sauve l’homme « pas sans l’homme », cela doit s’exprimer dans toutes les dimensions de l’existence humaine, dimensions anthropologiques, économiques, sociales, politiques, culturelles, religieuses. C’est cela même qu’il faudrait prioritairement souligner car, même si la tradition (surtout la tradition latine) a donné une importance toute spéciale à la destinée individuelle ou personnelle de l’être humain par rapport au salut, il est frappant que le Nouveau Testament atteste d’emblée la vocation du salut à être accueilli dans les diverses dimensions que je viens de rappeler, ce qui bien évidemment ne peut pas se faire sans l’homme. Ce serait une erreur d’optique que de raisonner uniquement comme si les premiers chrétiens avaient d’abord fait l’expérience personnelle du salut puis, dans un second temps, en avaient dégagé les implications pour l’ensemble de l’existence humaine. Certes, cette expérience personnelle a tenu une place essentielle : rappelons par exemple la conversion de Paul. Mais pour Paul précisément, ce qui va finalement signifier et attester que l’offre de salut a commencé d’être accueillie, c’est que des composantes fondamentales de l’existence humaine se trouvent transformées. Ce qu’il résume dans la fameuse formule de Ga 3,28 : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme. Car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ ». On dira : il s’agit d’un don de Dieu. Oui, c’est un don de Dieu, mais c’est un don de Dieu qui ne s’effectue pas sans l’homme : il ne s’effectue pas sans l’homme et la femme puisque aussi bien Paul doit, dans la Lettre aux Ephésiens, exhorter l’homme à aimer la femme à la manière dont le Christ s’est livré pour l’Eglise. Il ne s’effectue pas sans une nouvelle relation entre maître et esclave (nouveauté qui, au temps de Paul, ne va pas encore jusqu’à l’abolition de l’esclavage, mais qui conduit déjà St Paul à parler de l’esclave Onésime comme de quelqu’un qui sera rendu à son maître Philémon « non plus comme une esclave mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien aimé » (Phil v.16). Enfin, il ne s’effectue pas sans une nouvelle relation entre les nations, et d’abord au temps de St Paul entre les Juifs et les Grecs, ce dont l’Apôtre voit une première réalisation dans une communauté où les gens des nations « sont admis au même héritage, membres du même corps, associés à la même promesse, en Jésus-Christ, par le moyen de l’Évangile » (Eph. 3,6). Car le Christ est « notre paix », lui qui a jadis permis à des juifs et à des grecs de communier à une même foi, et qui « des deux choses a fait une seule » (Eph 2,14-16). Dieu sauve l’homme, par un homme, mais pas sans l’homme et la femme qui sont appelés au long de l’histoire à travailler pour que l’œuvre du salut prenne corps dans les lieux les plus fondamentaux de l’existence humaine : dans la relation entre l’homme et la femme (si souvent menacée par la domination ou la jalousie), dans les situations économiques, sociales, politiques et culturelles (si souvent régies par les rapport du maître et de l’esclave), et dans les rapports entre nations (si souvent marqués par la violence et l’exclusion mutuelle).
Rien de cela ne peut évidemment être imposé dans le monde, même s’il importe de travailler avec d’autres (croyants ou incroyants) pour que cela advienne. Mais que Dieu sauve l’homme par sans l’homme, cela a tout au moins vocation de se vérifier dès maintenant dans l’Eglise. C’est dire la responsabilité immense de cette Eglise. Au-delà des discussions entre les catholiques (parlant de l’Eglise comme signe et instrument du salut, et même comme sacrement du salut) et les protestants (n’accordant à l’Eglise qu’une instrumentalité passive par rapport au salut, celui-ci devant être le don de Dieu seul), nous avons à réaliser que puisque Dieu ne sauve pas l’homme sans l’homme, alors il ne sauve pas l’homme sans l’Eglise (non pas au sens où il ne sauverait pas aussi des hommes et des femmes qui n’appartiennent pas à l’Eglise, mais au sens où l’Eglise a précisément pour vocation d’être cette assemblée ou cette communauté d’hommes et de femmes qui dès maintenant doivent accueillir comme Eglise le don du salut. On disait traditionnellement « Hors de l’Eglise, pas de saut » (avec toutes les dérives qui se sont greffées sur ce langage). On devrait en réalité dire, en un sens profond, « pas de salut sans Eglise ». En d’autres termes : à défaut d’être accueilli dans le monde, le don de salut doit être au moins accueilli par l’Eglise et en elle, et cela fait partie de la vocation même de cette Eglise. Et cela signifie, conformément à ce que j’ai montré précédemment, que cette Eglise ne doit pas être seulement constituée d’hommes et de femmes qui personnellement accueillent le don du salut, mais qu’elle doit accueillir ce don du salut dans sa manière même de vivre les relations entre l’homme et la femme au sein de l’Eglise, dans sa manière aussi de vivre les relations entre riches et pauvres au sein de l’Eglise, et dans sa manière enfin de vivre les relations entre nations ou entre cultures au sein de l’Eglise. En tout cela ce n’est pas seulement de l’Eglise qu’il s’agit, c’est du salut lui-même en tant qu’il n’opère pas effectivement sans les hommes et les femmes qui sont membres de l’Eglise du Christ.
L’ensemble de ces réflexions ne saurait mettre en cause ce qui a été dit précédemment : Dieu sauve, c’est Dieu qui sauve. En disant que Dieu ne sauve pas sans l’homme, on ne revient pas à la doctrine de Pélage : d’ailleurs Augustin lui-même, le grand adversaire de Pélage, le disait explicitement : « Dieu ne te sauve pas sans toi ». La question se pose alors : « comment Dieu peut-il lui-même sauver l’homme alors qu’il ne peut pas sauver l’homme sans l’homme ? ». On devrait répondre à cette question en développant précisément une pneumatologie. L’Esprit, en effet, est l’Esprit de Dieu, et c’est donc lui qui sauve en même temps que le Père et le Fils. Le Père sauve comme source du salut ; le Fils sauve comme médiateur du salut ; l’Esprit, lui, sauve comme Celui qui suscite et inspire la liberté de l’homme. Il ne peut donc sauver sans l’homme, de même que l’homme ne peut accueillir sans l’Esprit le don du salut. Cette relation intime de l’être humain à l’Esprit dans l’œuvre du salut peut s’exprimer de façons très diverses et apparemment contraires. D’un côté, parce que l’Esprit a besoin de l’homme pour que le salut opère son œuvre, les Actes des Apôtres ne craignent pas d’attribuer aux apôtres une parole de ce type : l’Esprit et nous même avons décidé… » (Ac 15,28). Plus tard, on n’hésitera pas à parler d’une sunergia ou d’une coopération de l’homme avec Dieu dans l’œuvre du salut : formules audacieuses, mais légitimes si du moins l’on comprend qu’elles ne mettent pas en cause la primauté du don de Dieu et plus précisément l’action de l’Esprit sans qui l’homme ne pourrait nullement accueillir le don de Dieu. Mais d’un autre côté, parce que l’Esprit s’efface lui-même pour permettre à l’homme d’accueillir ce don du salut, l’homme peut faire l’expérience d’œuvrer pour le salut comme s’il était seul et comme si Dieu même ne lui donnait aucun signe de sa présence ou de son aide. C’est cette expérience qui a trouvé sa formulation la plus extrême dans le journal d’Etty Hillesum, lorsqu’elle écrit en date du samedi 11 Juillet 1942, à 11 heures du matin, à l’époque où elle se prépare de plus en plus à la perspective de vivre dans un camp de travail : « Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu…. C’est probablement ce qui me donne cette allégresse et cette paix intérieures je suis capable de venir à bout de tout, seule et sans que mon cœur se dessèche d’amertume, et mes pires moments de tristesse, de désespoir même, laissent en moi des sillons fertiles et me rendent plus forte. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres ; je prendrai pour principe d’ «aider Dieu » autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi12 ». Paroles impressionnantes, paroles extrêmes, mais qu’il ne faut pas lire sans entendre la mention d’allégresse et de la paix intérieures : cette allégresse et cette paix intérieures ne sont-elles pas la marque même de l’Esprit consolateur, en sorte qu’au moment même où Etty Hillesum fait l’expérience d’être seule et de devoir elle-même « aider Dieu », elle vit à son insu l’expérience d’être habitée par une Présence, celle-là même de l’Esprit, celle-là même du Dieu dont elle éprouve par ailleurs l’absence ? Dieu ne sauve pas l’homme sans l’homme, mais l’homme ne peut être sauvé que par Dieu, y compris dans les situations où il éprouve la solitude la plus grande et où il a le sentiment que tout dépend de lui, car dans ces situations Dieu lui demeure présent mais à son insu, il ne lui demeure présent que dans l’infinie discrétion de l’Esprit qui l’inspire, qui lui donne la force de se battre, et qui lui accorde d’être mystérieusement consolé et paisible jusqu’au cœur de la nuit.
Je voudrais ressaisir, pour finir, en quelques mots l’itinéraire proposé. Je suis parti de la rumeur chrétienne du salut telle qu’elle s’est très vite transmise autour du Bassin méditerranéen. J’ai ensuite montré comment la perspective chrétienne du salut était en butte à un certain nombre de difficultés à l’époque moderne et contemporaine, et comme elle était en particulier interrogée, aujourd’hui, par l’existence d’autres traditions qui ont pris naissance en dehors de l’aire méditerranéenne et qui constitue un horizon sur lequel doit se détacher désormais la confession de foi ecclésiale. Il s’est avéré en effet possible de penser aujourd’hui la proposition chrétienne du salut, avec comme condition que cette proposition ne soit pas pensée comme une simple sotériologie mais qu’elle soit développé dans le cadre beaucoup plus ample d’une théologie trinitaire.
Il est normal qu’au terme de ce parcours, je me tourne vers son commencement. S’il est possible aujourd’hui même de penser en christianisme le chemin du salut, nous ne pouvons pas oublier que tout est parti de la « rumeur » que se sont transmise un certain nombre d’hommes et de femmes il y a 2000 ans. Nous ne pouvons pas non plus oublier les générations qui ont vécu de cette nouvelle au long des siècles. Penser en christianisme le chemin du salut, cela passe entre autre par ce respect des chrétiens de jadis comme de ceux qui nous ont plus récemment quittés. La mémoire de ces défunts n’est pas seulement un acte de reconnaissance pour les signes de salut déjà inscrits dans notre histoire. Elle est la promesse du jour où le Sauveur achèvera d’ « illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort ». Dans l’attente de ce jour, la mystérieuse communion des vivants et des morts atteste qu’un lien définitif a été instauré entre terre et ciel, grâce à Celui qui, un jour du temps, nous a frayé pour toujours le chemin du salut.
Père Philippe Marxer
Mars et mai 2011, Bulletin de Liaison du Catéchuménat
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1 Editions du CERF Collection Cogitation Fidei 1993
2 Les Pères de l’Eglise
3 Il faudrait relire l’Adversus Haereses de St Irénée qui essaie d’expliquer, de comprendre les gnoses en vigueur à son époque.
4 D.Hervieu-Léger Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion 1999,p.67.
5 Lumen Gentium §1
6 Cf. En Asie, les théologies de la libération
7 Cité par Jürgen Moltmann Jésus, le Messie de Dieu, Cerf 1993, p.53
8. Rm 8,19-25 Traduction Bible de Jérusalem
9. Contre les hérésies, III, 18,7 (trad. A Rousseau, Cerf, 1984, p.366)
10. Ibid, V,1,1 (p.569)
11. Origène, Homélies sur la Genèse III, 7 Sources Chrétiennes n°7bis p.140-141) ; Homélies sur Jérémie IX,1 et IX,3 Sources chrétiennes N°232, p.378-379 et 250-253
12. Etty Hillesum, Une vie bouleversée. Journal 1941-1943, trad. du néerlandais, Seuil, p.160-161