Jusqu’où ouvrir le livre ? Brève théologie des Écritures
Jusqu’où ouvrir le livre ? Brève théologie des Écritures Emmanuel Durand, Ed. du Cerf, Collection Lire la Bible, 216 pages, Janvier 2021, 20€.
Dans cet ouvrage, le théologien dominicain Emmanuel Durand poursuit un objectif ambitieux et qui concerne tous les chrétiens : comment affronter la complexité des Écritures qui est inhérente à leur caractère à la fois humain et divin ? Comment les interpréter de façon juste ?
Dans la première partie, l’auteur fait une synthèse de l’enseignement du concile de Vatican II sur la Révélation qui figure dans les premiers chapitres de Dei Verbum mais il souligne aussi ce qui manque ou devrait être approfondi. Dans une deuxième partie, il propose une théologie des Écritures, « orientée vers une conversion individuelle et ecclésiale » pour une meilleure réception de la Parole vivante de Dieu.
Rappel des principaux acquis de Dei Verbum
Durand rappelle d’abord les traits marquants de Dei Verbum sur la Révélation divine et sa transmission. Par amour, Dieu se révèle lui-même dans un dessein de dialogue et d’alliance avec les hommes ; Il se révèle par le Christ, Verbe fait chair, « médiateur et plénitude de toute la Révélation » et dans l’Esprit Saint ; la Révélation se fait sur un mode sacramentel par des actions et des paroles indissociables (DV 2).
Le chapitre 2 de Dei Verbum comprend la tradition comme « la Révélation en acte de transmission ». Le Christ, en qui s’achève la Révélation, la transmet aux apôtres par le don de l’Esprit. L’Église transmet ce qu’elle a reçu des apôtres et de leurs successeurs avec l’aide de l’Esprit (DV 7). Le contenu de la tradition ne se limite pas aux traditions écrites mais comprend aussi des manières de vivre, de célébrer, de pratiquer… La tradition vivante permet de progresser dans la perception des richesses de la foi (DV 8). La tradition et l’Écriture forment un tout issu d’une unique source divine, la Parole vivante de Dieu (DV 9).
L’auteur propose aussi une lecture du troisième chapitre de Dei Verbum consacré à l’inspiration et à la vérité des Écritures, et à leur interprétation. DV 11 affirme à la fois l’origine divine des Écritures et le rôle propre des auteurs inspirés. La vérité des Écritures doit se chercher dans la perspective du salut offert par Dieu et elle concerne tous les textes canoniques. Pour comprendre ce que Dieu veut nous dire, il faut d’abord discerner le sens littéral du texte, c’est-à-dire ce que l’auteur a exprimé en son temps, qui conduit au sens spirituel et plénier du texte (DV 12, 1). La méthode historico-critique permet de déterminer ce sens littéral, en tenant compte notamment des genres littéraires et de la culture des auteurs (DV 12, 2). Mais le sens véritable ne peut être atteint que dans une démarche ecclésiale sous l’inspiration de l’Esprit et tenant compte du contenu et de l’unité de toute l’Écriture (DV 12, 3). E. Durand rappelle que deux textes de la Commission biblique pontificale (1993 et 2014) apportent des compléments à DV : le premier fait le point sur les différentes méthodes exégétiques et le second propose une réflexion théologique sur l’inspiration et la vérité des Écritures.
Quelques questions pour aller plus loin
L’auteur pose ensuite quelques questions pour progresser dans le bon usage des Écritures : tout en reconnaissant la priorité et la plénitude de la tradition apostolique, la réception des Écritures peut-elle être poussée plus loin ? Reconnait-on assez le rôle de l’Esprit dans la réception de la Révélation ? Comment discerner les possibles impuretés de la tradition telle qu’elle est vécue ? Comment tenir compte des tensions internes au texte de l’Ancien comme du Nouveau Testament ? Comment interpréter la première réception de la Révélation qui s’intègre dans les Écritures ? Comment interpréter certaines questions non résolues dans le NT, comme, par exemple, celle de la place des femmes ?
Une proposition de théologie des Écritures
Dans un premier temps, l’auteur analyse, dans l’évangile de Matthieu, comment Jésus lui-même « intègre les Écritures, les accomplit et les dépasse sur le vif ». Le Christ accomplit les Écritures juives en conduisant à leur dépassement (Mt 5, 17-48) car, Messie annoncé par les prophètes, il accomplit la prophétie et réordonne ainsi les Écritures. L’exemple des pharisiens montre que la parole de salut du Christ se heurte parfois à la controverse et au rejet. En dehors d’une attitude d’obéissance et de conversion, les Écritures peuvent même être utilisées pour justifier des actions contraires à la volonté de Dieu.
Puis il propose une approche théologique originale pour mieux appréhender la vérité des textes bibliques dans leur complexité : il envisage les Écritures « comme kénose, conversation et incorporation du Verbe », en s’inspirant des Écritures elles-mêmes concernant le Christ et des écrits des Pères de l’Église.
La Parole de Dieu, dans la logique de l’Incarnation, subit un double abaissement (kénose) en devenant parole humaine et ensuite en étant mise par écrit et diffusée. Par ailleurs, la Révélation prenant la forme d’une conversation avec les hommes (DV 2), la Bible intègre les multiples réponses humaines à la parole divine de salut. Enfin, le Verbe est incorporé dans le canon biblique qui forme un tout organique dans lequel l’intertextualité est très importante.
Malgré ses fragilités, la parole humaine peut transmettre la parole divine par les médiations de la prophétie et de l’inspiration et si elle est reçue et interprétée dans l’Esprit qui l’a inspirée. Il est possible d’appréhender ce qui est lié au contexte des différentes époques de la rédaction.
Mais comment aller plus loin et comprendre des textes qui nous scandalisent comme, par exemple, les prescriptions d’anathème contre les vaincus (par ex, Dt 7, 1-6) ? Pour l’auteur, les interprétations habituelles (sens figuré, rétroprojections dans un passé mythique, acceptation de pratiques existantes dans le cadre d’une pédagogie progressive) sont difficiles à admettre mais les trois dynamiques de kénose, de conversation et d’incorporation donnent des ressources pour une meilleure interprétation.
Envisager la kénose du Verbe dans une parole humaine située dans un moment précis de l’histoire permet de comprendre que ces scandales sont possibles. Comme conversation entre Dieu et les hommes, la Révélation intègre aussi les réponses humaines aux initiatives divines, ce qui peut expliquer certaines confusions et erreurs. L’auteur prend l’exemple de l’histoire du sacrifice de la fille de Jephté (Jg 11, 29-40) que la confrontation avec d’autres textes bibliques (notamment Gn 22) et non bibliques permet de comprendre comme une « dissonance dans la conversation entre Dieu et son peuple ». Les Écritures formant un tout qui trouve son accomplissement dans le Christ, certains textes peuvent être corrigés ou « remis à l’endroit » par le Christ. A la lumière de l’Évangile (Mc 1,11 ; 9, 7 ; 12, 6 ; Mt 5, 33-34), ni le vœu de Jephté ni le sacrifice de sa fille ne sont recevables.
Interpréter les Écritures avec l’Esprit du Seigneur
En conclusion, comment interpréter les Écritures avec l’Esprit du Christ ressuscité pour que cette lecture transforme et conduise à la conversion ?
C’est le sens littéral qui est la « porte d’entrée » pour accéder aux autres sens possibles, notamment spirituels. La communauté toute entière (Ac 2, 42), tournée vers le Christ et guidée par son Esprit, est appelée à développer l’intelligence des Écritures, dans un double mouvement de fidélité à l’enseignement des apôtres et de conversion pour lutter contre la tentation de refuser les interpellations de l’Évangile. Dès les premiers siècles, on constate que des nouveautés chrétiennes ont été oubliées au profit de traditions existantes, par exemple en ce qui concerne la place des femmes.
Lire les Écritures avec l’Esprit du Christ demande une disposition particulière : être dans l’Église en tant qu’elle est tournée vers le Christ qui vient. Cela demande aussi de chercher leur unité dans leur accomplissement par le Christ. Cette unité apparait particulièrement dans la liturgie. Enfin, cette lecture des Écritures avec l’Esprit du Christ nécessite d’entendre le cri des sans-voix (pauvres, femmes…) et d’identifier, pour les dépasser, les structures de péché qui divisent le Corps du Christ.