Le Mystère Pascal au cœur de la catéchèse
Mgr Rino Fisichella, président du Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation a introduit cette session sur le sujet « Le Mystère Pascal au cœur de la catéchèse ».
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La porte ouverte
« L’Église « en sortie » est une Église aux portes ouvertes. Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens. Souvent il vaut mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour regarder dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner celui qui est resté sur le bord de la route…. Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale, tous peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements ne devraient pas se fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour ce sacrement qui est « la porte », le Baptême. » (Eg 46.47).
Ces paroles du pape François expriment clairement l’intention de ma réflexion. Pour entrer dans les profondeurs de l’enseignement d’Evangelii gaudium et découvrir le grand potentiel qu’il a pour la vie de l’Église, et en particulier pour la catéchèse, il est nécessaire de garder à l’esprit l’image de la « porte ouverte ». L’Église est une communauté vivante qui vit de l’annonce de l’Évangile de Jésus-Christ lorsqu’elle l’annonce sans peur et sans limite, quand elle célèbre le mystère dans les sacrements, et quand elle témoigne dans la charité quotidienne. Cependant, l’objectif de rejoindre chaque personne demande d’être crédible (voir Eg. 66) dans sa propre vie et de mettre l’accent sur l’essentiel (voir Eg. 35).
L’essentiel n’a pas besoin de beaucoup de parole. Précisément parce qu’il est «essentiel», il doit être exprimé de manière à être immédiatement compris comme le fondement et la réalité la plus importante. Ceci est également vrai de la foi. Quel est l’expression essentielle de la foi ? Parmi les nombreuses formes d’expression que nous pourrions trouver, je dirais que certainement le signe de la croix constitue dans sa simplicité l’expression fondamentale de notre foi. Lorsque je vois une personne faire le signe de la croix, je comprends immédiatement que cela dit qui il est et en qui il croit. On pourrait développer toute une théologie à partir du signe de la croix et des mots qui l’accompagnent. Pour indiquer, par exemple, que notre existence se développe «au nom», («in nomine») dans le nom de Dieu, Père Fils et Saint-Esprit, cela nous place non seulement dans la perspective de l’histoire du salut par l’action du Père, du Fils et de l’Esprit, mais aussi et en même temps, entend exprimer tout ce que le « nom » indique. Il ne serait pas exagéré d’expliquer que dans ce «nom» une nouvelle vie est reçue et que le début de l’existence chrétienne trouve dans ce «nom» de Dieu la force de la grâce, de la conversion et du salut. D’autre part, même dans un signe de croix fait matériellement, est exprimé le mystère de notre salut. La croix est un événement trinitaire et il serait incompréhensible de la professer et de la vivre en dehors de cette perspective. Ici, en effet, se trouve l’essence de l’amour que Dieu veut révéler et que seul Dieu peut exprimer d’une manière que l’homme n’aurait jamais pu imaginer: en donnant la vie.
Depuis ses débuts, l’Église a ressenti le besoin de communiquer l’essence de ce qu’elle croyait. Elle n’a pas trouvé de meilleure forme pour résumer toute l’expérience vécue que le témoignage de quatre verbes qui sont parvenus jusqu’à nous pour exprimer le mystère de notre salut. L’apôtre Paul ressent que ce qu’il écrit n’est rien d’autre que ce qu’il a lui-même reçu. En utilisant la formule classique des rabbins de l’époque quand ils enseignaient la Loi, Paul donne à ces quatre verbes tout simplement le terme d’« évangile » : «Je vous ai transmis ceci, que j’ai moi-même reçu : le Christ mourut pour nos péchés conformément aux Écritures, et il fut mis au tombeau ; il est ressuscité le troisième jour conformément aux Écritures, il apparut à Pierre, puis aux Douze» (1 Cor 15,3-5). Comme nous le savons, il s’agit d’un texte extrêmement ancien (35-38), mais ce qui compte le plus, c’est qu’il constitue l’essence de la prédication de la première communauté. Il mourut, il fut ensevelli, il apparut, tous ces verbes expriment un événement historique qui est maintenant terminé. Ces verbes portent en eux l’aspect dramatique des événements racontés et vécus par les différents témoins. Il est ressuscité, au contraire, est un verbe qui exprime, dans sa formulation, une vérité profonde : la résurrection de Jésus est d’une manière certaine un événement qui appartient à l’histoire, mais contrairement à sa mort, à son ensevelissement et son apparition, elle se poursuit et ses effets se prolongent jusqu’au temps présent. La résurrection est la vie de la communauté chrétienne parce que dans l’annonce du Christ ressuscité, l’Esperance est donné au monde.
La recherche du salut
« Aujourd’hui le salut est entré dans cette maison » (Lc 19,9). Cette expression peut nous aider à comprendre comment expliquer et justifier dans notre catéchèse l’aspect kérygmatique. Nous rappelons que le pape François a fortement rappelé cette dimension de la catéchèse. Dans Evangelii gaudium, il relie fortement l’évangélisation à la catéchèse comme le moment où a lieu la «première annonce», où elle grandit et mûrit dans la vie de la communauté et des croyants individuels: “la première annonce doit donner lieu aussi à un chemin de formation et de maturation. L’évangélisation cherche aussi la croissance, ce qui implique de prendre très au sérieux chaque personne et le projet que le Seigneur a sur elle.” (Eg 160). Evangélisation, catéchèse et discernement de sa propre vocation, comme vous voyez, se situent en étroite relation et s’enrichissent mutuellement pour s’expliciter et se compléter. Dans ce contexte, le pape François explique en détail comment réaliser une catéchèse kérygmatique: «On ne doit pas penser que dans la catéchèse le kérygme soit abandonné en faveur d’une formation qui prétendrait être plus “solide”. Il n’y a rien de plus solide, de plus profond, de plus sûr, de plus consistant et de plus sage que cette annonce. Toute la formation chrétienne est avant tout l’approfondissement dukérygmequi se fait chair toujours plus et toujours mieux, qui n’omet jamais d’éclairer l’engagement catéchétique, et qui permet de comprendre convenablement la signification de n’importe quel thème que l’on développe dans la catéchèse (…) La centralité dukérygmedemande certaines caractéristiques de l’annonce qui aujourd’hui sont nécessaires en tout lieu : qu’elle exprime l’amour salvifique de Dieu préalable à l’obligation morale et religieuse, qu’elle n’impose pas la vérité et qu’elle fasse appel à la liberté, qu’elle possède certaines notes de joie, d’encouragement, de vitalité, et une harmonieuse synthèse qui ne réduise pas la prédication à quelques doctrines parfois plus philosophiques qu’évangéliques. Cela exige de l’évangélisateur des dispositions qui aident à mieux accueillir l’annonce : proximité, ouverture au dialogue, patience, accueil cordial qui ne condamne pas.» (Eg165).
Sur la base de ces indications, permettez-moi d’ajouter une réflexion pour tenter d’exprimer le grand mystère du salut, justement à partir du kérygme. La beauté et la sagesse se rencontrent dans la scène de Zachée que décrit St Luc. Fidèle à sa théologie, l’évangéliste montre clairement, encore une fois, que le salut a le visage de la miséricorde. On peut aisément voir Zachée comme une icône de l’homme contemporain ; d’une certaine façon, nous pourrions dire l’homme de toujours. Zachée est « l’homme riche », attentif à ce qui se passe autour de lui, suffisamment perspicace pour saisir l’instant qui pourrait le rendre encore plus riche. Probablement, dans son cœur, comme dans celui de tout homme qui vit dans ce monde, résonnaient les questions habituelles: quel est le sens de la vie? Pourquoi la présence du mal? Qu’est-ce qu’il y a après la mort ? Des interrogations qui, d’une part, mettent en évidence l’épaisseur de l’homme face au caractère énigmatique de son existence, et d’autre part manifestent la nécessité d’une réponse qui ait une signification durable et définitive. En effet, sans une réponse cohérente et vraie à cette interrogation, la vie reste incomplète et le bonheur impossible. La recherche du sens qualifie l’existence personnelle et le distingue de tout autre être vivant. La question du mal et de la mort qui touche de l’innocent nous provoque à chercher l’existence d’un chemin qui permette de dépasser cette contradiction. L’énigme de la douleur, de la mort et de ce qu’il y aura après nous invite à trouver une espérance capable d’embrasser toute l’existence pour éviter le naufrage dans le néant face à la limite de la mort.
Comme vous pouvez le voir, la scène biblique est d’une profonde actualité et concerne tout le monde. Ainsi, le protagoniste de cette page de l’Évangile n’est pas Zachée, mais Jésus de Nazareth. C’est avec lui que commence le récit ; c’est lui qui entre dans Jéricho, c’est lui qui traverse la ville (v.1). C’est sa personne qui provoque et interroge ce «chef des publicains et des riches» (v.2), qui semble être fortement intrigué par ce qu’il est. C’est ce besoin naturel et profond de curiosité et d’étonnement, qui pousse chaque homme à la connaissance, qui l’invite à se mettre en route pour vérifier ce qui a commencé en lui. Cet homme veut « voir », « entendre » ne lui suffit pas ; il y a besoin d’une rencontre qui lui permette de faire l’expérience directe du sauveur. La recherche de la vérité, qui qualifie l’homme, apparait comme un besoin de s’engager sérieusement et profondément, poussant l’homme dans tous les lieux où il pourra la trouver. Son importance est telle qu’il devient vital et essentiel de donner un sens à son existence, et donc de lui offrir le salut. Quand l’homme est ouvert à cette vérité qui n’est pas théorique mais existentielle, alors il la rencontre toujours et partout et ne connaît pas d’obstacles. Elle prend alors le visage d’une personne comme l’expression la plus haute d’une réponse qui atteint chacun dans sa sphère la plus intime et la plus individuelle. La vérité du salut doit posséder un visage pour permettre à l’homme de faire le passage si nécessaire entre une idée, même la plus haute que l’intelligence puisse atteindre, et une personne qui l’aime. Zachée n’a pas peur de monter sur le sycomore pour voir Jésus. Lui, un homme important de cette ville, n’a pas peur de grimper sur une plante, comme un garçon un peu dépravé, juste pour voir Jésus! À ce stade, la scène biblique acquiert une force significative : Zachée veut «voir» Jésus; et pourtant c’est Jésus qui a «levé les yeux» (v.5). Celui qui va à sa rencontre et qui l’appelle, c’est Jésus, Zachée a certainement mis du sien, et ce n’est pas rien! Mais la gratuité du salut n’est pas emprisonnée dans la coopération de l’homme. Le salut est toujours gratuit et immérité ; et même, pour utiliser les paroles de l’apôtre, il nous est offert «alors que nous étions encore pécheurs” (Rm 5,8). Nous pouvons imaginer que Zachée se cache parmi les feuilles de sycomore pour voir sans être vu ; et pourtant, le regard du Christ ne connaît pas d’obstacles. L’invitation à descendre « vite » (v.5), sans hésiter, pour avoir accès à la rencontre souhaitée, montre clairement que l’urgence du salut ne peut être remise à plus tard et ne doit pas rencontrer d’obstacle de notre part. » Il faut que j’aille demeurer dans ta maison. » (v.5) est le contenu de l’appel. Le Sauveur ne vient pas seulement «à la maison», qui serait le symbole de l’identité et de la sécurité, mais il veut demeurer «dans» sa maison ; ce qui indique une expérience beaucoup plus familière, comme celle de partager la même table. Pas une visite rapide, mais quelque chose de prolongé qui rappelle le « demeurer » (μανειν) de Jean, comme une forme expressive de l’intimité et de la communion de vie. La gratuité de l’offre est à son sommet : Jésus, avant même d’être invité, s’invite ! Ce repas avec Zachée est marqué par le symbolisme eucharistique; ici, le Christ se donne comme seul lui sait le faire et il le fait gratuitement, sans rien demander en retour. Jésus, en effet, ne demande rien à Zachée. Ensuite, la scène se conclue, Zachée lui-même comprend ce qu’il a reçu et découvre qu’il peut lui-même devenir, à son tour, participant de l’amour reçu. Qui est aimé avec un tel amour ne peut rester neutre; il s’ouvre inexorablement à l’amour comme forme suprême de participation. Zachée offre gratuitement la moitié de ses biens et s’il a fait du mal à quelqu’un il est prêt à lui rendre « quatre fois plus » (voir 8). L’enseignement devient alors manifeste : « Aujourd’hui le salut est entré dans cette maison … le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (v. 10). La recherche initiale de Zachée s’est renversée et Jésus révèle qu’il le cherchait plutôt pour se donner lui-même comme source de salut.
Caritas forma salutis, l’Amour comme forme du Salut
À ce stade, pour reprendre les paroles du pape François : « Demandons au Seigneur de nous faire comprendre la loi de l’amour (…) Assurément, nous sommes tous appelés à grandir comme évangélisateurs. En même temps employons-nous à une meilleure formation, à un approfondissement de notre amour et à un témoignage plus clair de l’Évangile. En ce sens, nous devons tous accepter que les autres nous évangélisent constamment ; mais cela ne signifie pas que nous devons renoncer à la mission d’évangélisation, mais plutôt que nous devons trouver le mode de communiquer Jésus qui corresponde à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Dans tous les cas, nous sommes tous appelés à offrir aux autres le témoignage explicite de l’amour salvifique du Seigneur, qui, bien au-delà de nos imperfections, nous donne sa proximité, sa Parole, sa force, et donne sens à notre vie.» (Eg 101.121). La loi de l’amour demande que nous fassions un second passage pour comprendre la raison et le besoin de salut. L’apôtre Paul répond à cette recherche quand il écrit : » Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? » (Rm 8,32). Le verset se situe à la conclusion du chapitre huit de la Lettre aux Romains. Paul, qui jusqu’ici s’était exprimé sur un ton doctrinal, semble vouloir l’abandonner pour exprimer le mystère dont il entend parler, à travers le langage de l’hymne. La question rhétorique posée au verset précédent nous met immédiatement au cœur de la discussion : « Que dire après toutes ces choses? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? (v. 31). Qu’est-ce qui se cache dans le « après toutes ces choses » ? Certainement, l’apôtre revient à ce qu’il a exprimé avant dans la lettre, à savoir l’œuvre salvifique accomplie par Dieu en nous à travers le Christ dans l’Esprit donné aux croyants. Pour Paul, l’homme se trouve toujours devant Dieu et précisément dans cet état, il est appelé à répondre, surtout lorsqu’il éprouve la souffrance et l’incompréhension. On comprend, dans ce contexte, la deuxième question qui précède notre verset : «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous» (v.31) Ce qui intéresse l’apôtre n’est pas de répondre « qui » ou plutôt «personne» – qui serait la réponse logique à cette question – mais ce qu’il veut, c’est retourner au cœur de son argumentation : Dieu a donné pour nous son propre Fils. Le don que le Père fait de son Fils Unique a une valeur absolue, c’est le sens du mot « livré» (παρέδωκεν) « pour tous » « au profit de nous tous» comme il se dit du remboursement d’une dette. Dans ce Fils livré de la part du Père « tout» est donné, le Fils, en fait, est le « tout » du Père. En lui se trouve notre salut, comme l’accomplissement, la promesse et l’anticipation d’un héritage qui sera total à la fin des temps. Le Père qui « a donné » le Fils, en lui et par lui « nous donnera toutes choses » (χαρίζεσθαι), au sens de nous « accordera gratuitement» toutes choses. Ce que le Père a donné, il le donnera dans l’événement ultime qui n’est autre que le fruit de son amour et de sa grâce (χάρις) ; il n’y a aucune autre raison et aucune autre explication en dehors de la révélation du mystère de la transcendance et de la liberté de Dieu qui s’exprime à travers un amour désintéressé.
Le contexte culturel d’aujourd’hui impose une grande prudence dans l’utilisation du terme « amour ». Il y a beaucoup d’équivoque sur ce mot, ce qui risque d’annuler la réalité. Aussi, rien n’est plus dangereux, pour nos contemporains que d’enlever du mot «amour» ce qu’il a de gratuit, d’intangible et de mystérieux. Ce terme est l’essence et la synthèse de l’Évangile et ce qui conduit le croyant à poser un acte de foi dans l’abandon confiant et dans la liberté. L’amour est ce qui permet au chrétien de se présenter à chaque moment de l’histoire et dans chaque partie du monde avec la fraîcheur de ses origines et la maturité de sa tradition vieille de deux mille ans. L’amour dont nous parlons, comme forme du salut que le Christ a réalisé dans le mystère de son incarnation, n’est pas l’ultime parole que l’homme dit de lui-même quand il atteint le sommet de son expérience ; mais au contraire, c’est l’ultime parole qui achève ce que Dieu a revelé de lui-même et, à cause de cela, c’est la première et la dernière parole que l’homme accueille pour donner un sens à sa propre vie. Cet amour, à première vue, a déjà imprimé en l’homme son caractère unique et incomparable qui le rend singulier et universel. En fait, c’est un amour qui unit en lui-même, une fois pour toutes, Dieu et l’homme ; il a le visage de Jésus-Christ.
La révélation présente la kénose comme la forme ultime de l’amour de Dieu qui sauve l’humanité. Cela reste comme le paradoxe inévitable de la révélation chrétienne et contre lequel toute pensée se heurte si elle n’accueille pas la logique de l’amour. La kénose perdure comme le vrai mystère de Dieu par lequel il entre dans l’histoire et la rachète. La croix, ainsi, en tant qu’ultime événement, ne fait que rendre évident les conséquences de l’incarnation par laquelle le Fils de Dieu devient homme dans le sein de la Vierge. Dans cet homme innocent cloué à la croix, qui crie vers Dieu le pourquoi de son abandon, nous est révélé le mystère de comment Dieu nous aime. Pour reprendre les mots de Bonaventure, Dieu « n’a pas encore tout donné de tous les modes qu’il puisse donner ». Si vous voulez, une image synthétique pour exprimer la richesse du mystère, peut se trouver dans les trois jours qui marquent le mystère pascal. Le jeudi, le vendredi et le samedi saint expriment la profondeur du mystère de l’amour de Dieu, le jeudi est marqué par l’amour qui se fait Eucharistie: action de grâce, service, participation, abaissement, confiance totale dans le Père deviennent une seule et même intrigue de laquelle émerge l’exigence de la foi pour saisir l’amour qui est donné. Le vendredi est caractérisé par la souffrance et la douleur qui vont jusqu’à la mort ; le rejet de l’innocent cloué à la croix révèle jusqu’où peut aller l’amour de Dieu qui abandonne le Fils pour sauver en lui l’humanité tout entière. Le samedi saint est sous le signe du silence et de l’attente. Le Fils de Dieu descend dans les profondeurs pour arracher à la mort et détruire les ténèbres du péché par la lumière de la résurrection. Trois jours où, dans un continuel crescendo, Dieu révèle comment il aime.
L’amour comme « tout donner » révèle et manifeste la plénitude du don en tant que participation pleine et totale à la personne à qui tout a été donné: « Tout ce qui est à toi est à moi » (Jn 17,10). Comme le dit Urs von Balthasar: « Dans l’amour du Père, il y a un renoncement absolu à n’être Dieu que pour lui-même ». Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont Amour dans un don total d’eux-mêmes comme la forme positive de l’amour qui accueille librement sans prétendre vouloir être l’autre. Cet amour est désintéressé ; ce n’est que le fruit de la liberté de Dieu qui veut se donner aux hommes.
Le chrétien voit dans tout ce mystère, le fondement et le sommet de sa foi. Les caractéristiques de cet amour : absolu, inconditionnel et libre, nous permettent de le reconnaître dans le monde comme un amour qui ne provient que de Dieu, si cet amour de la Trinité s’offre à l’homme dans son monde et dans son histoire, alors dans le monde et dans l’histoire des hommes se trouve le critère ultime pour reconnaître le vrai amour. C’est un amour qui appelle au partage et à la participation comme expression du salut. Bonaventure avait perçu d’une manière nette cette condition lorsqu’il écrivait dans l’Itinerarium mentis in Deum que: « Ad Deum nemo recte intrat nisi per Crucifixum »: Personne n’entre dans le mystère de Dieu de manière cohérente, sinon à travers le Crucifix ! Ainsi est l’amour de Jésus qui se donne lui-même à tous, tout comme Dieu lui-même le fait dans sa vie la plus intime.
Le visage du salut, comme nous pouvons le voir, resplendi dans la beauté du Christ crucifié et ressuscité. Si tout s’arrêtait à la mort sur la croix, nous aurions certainement atteint un très haut niveau de spéculation, mais pas de foi. Avec raison l’évangéliste Marc met sur les lèvres du centurion, donc de l’incroyant, le témoignage de la foi : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu » (Mc 15, 39), parce qu’il avait vu mourir Jésus « de cette façon « , c’est-à-dire en se donnant tout lui-même. La mort de Christ change le sens de la mort de l’homme et indique une nouvelle voie à suivre. C’est toujours l’apôtre Paul qui atteste : « La mort a été engloutie dans la victoire » (1 Cor 15, 45). Le non-sens de la mort est donc vaincu par la mort par amour du Christ, qui ainsi libère la mort de la « corruption » pour en faire un « passage » qui mène à la vraie vie. Et cette vie qui est sauvée n’est pas remise à un autre temps dans un délai incertain et confus, mais elle est rendue présente dans l’aujourd’hui de celui qui se convertit. Le bref dialogue sur le Golgotha entre Jésus et le bon Larron se repentant est pour cela significatif: « Aujourd’hui avec moi tu seras dans le paradis » (Lc 23, 43). Ainsi, l’action salvifique du Christ rencontre l’histoire personnelle comme réponse à la contradiction de la souffrance et de la mort qui touche l’homme dans sa condition actuelle. En somme, l’efficacité du salut invite l’homme à un processus de foi qui exige la conversion pour découvrir le sens nouveau de la mort.
Si nous parlons de façon si radicale de l’événement de la croix c’est parce que nous sommes certains de la résurrection. Le mystère ne se laisse pas fragmenter, mais reste dans son unité inséparable, source d’unicité et de singularité. La mort n’a pas besoin de la foi: son drame et sa violence apparaissent de façon évidente ; mais la résurrection exige une certitude qui ne peut provenir que de la foi. C’est cette foi qui fait partie du salut, qui fait comprendre que comme un seul « mort pour tous » (2 Co 5,14), alors ceux qui sont « complètement unis à lui dans une mort similaire à la sienne» le seront également dans la résurrection (Rom 6,5). Sans la gloire de la Résurrection, le Golgotha resterait dans l’obscurité et les ténèbres couvriraient la terre (cf. Lc 23,44). Le Christ ressuscité permet à la vie offerte par la croix de jaillir pour atteindre ceux qui n’étaient pas sur le Golgotha. La vie se répand partout et l’aurore ne semble pas connaître le coucher du soleil. L’événement salvifique du Christ trouve son point culminant ici parce que le Père ne permet pas au Fils de voir la « corruption du sépulcre » (Ps 16,10).
Le salut ouvre la voie pour « marcher en une vie nouvelle » (Rm 6,4) : « Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ : c’est bien par grâce que vous êtes sauvés. Avec lui, il nous a ressuscités et il nous a fait siéger aux cieux, dans le Christ Jésus.» (Eph 2,4-6). Revenons à ce que nous avons décrit précédemment: Dieu sait aimer seulement de cette manière, en donnant « tout ». Un don que nul ne peut imiter et que nul ne peut rendre d’une manière équivalente. Cet amour ne peut être accepté que comme un don qui appelle une réponse de la part du croyant pour un amour qui ne sera jamais proportionné à celui qu’il a reçu.
Pour conclure
Nous avions introduit avec les mots du Pape François qui rappelaient l’importance de garder toujours la « porte ouverte » non seulement pour que les chrétiens quittent leurs maisons, mais aussi pour faire entrer ceux qui désirent entendre l’Evangile. Pour conclure, nous revenons à l’enseignement du pape François, qui écrit toujours à ce sujet : « Ce salut, que Dieu réalise et que l’Église annonce joyeusement, est destiné à tous, et Dieu a donné naissance à un chemin pour s’unir chacun des êtres humains de tous les temps. Il a choisi de les convoquer comme peuple et non pas comme des êtres isolés. Personne ne se sauve tout seul, c’est-à-dire, ni comme individu isolé ni par ses propres forces. Dieu nous attire en tenant compte de la trame complexe des relations interpersonnelles que comporte la vie dans une communauté humaine. Ce peuple que Dieu s’est choisi et a convoqué est l’Église.(…) Je voudrais dire à ceux qui se sentent loin de Dieu et de l’Église, à ceux qui sont craintifs et indifférents : Le Seigneur t’appelle toi aussi à faire partie de son peuple et il le fait avec grand respect et amour ! »(Eg. 113).
Une catéchèse kérygmatique qui puisse développer la densité du mystère de l’amour auquel nous croyons et dont nous avons la responsabilité de vivre et de témoigner, c’est l’un des nombreux défis qui nous attendent. Cependant, cela requiert le chemin de la rencontre par lequel chacun fixe le Seigneur Jésus dans les yeux, et de lui, se sent tellement aimé qu’il change de vie. Probablement, sur ce point, cette catéchèse a besoin d’être soutenue par une mystagogie dans laquelle elle peut puiser davantage les richesses de la célébration du mystère et augmenter l’efficacité de la grâce qu’elle offre. Ici, il est possible de redécouvrir encore plus combien l’amour célébré et rendu visible dans le partage eucharistique interpelle et oblige à devenir témoin dans sa vie. Un engagement que nous assumons avec la certitude d’être accompagné par la présence constante du Seigneur dans notre vie, et soutenu par la grâce que le Saint-Esprit donne largement à tous ceux qui sont ses disciples missionnaires.