Annoncer la foi, l’intransmissible
Qu’est-ce que l’on transmet de la Parole de Dieu et comment ? Le père Marc Rastoin, exégète, propose, à partir de récits bibliques du Nouveau Testament, une réflexion sur la transmission de l’intransmissible : la foi. Il est intervenu sur ce sujet dans le cadre de la session La Parole de Dieu en catéchèse et catéchuménat, « Le Seigneur a coloré sa parole de multiples beautés » (Aperuit illis n°2).
J’ai un compagnon qui a fait une thèse il y a quelques années dont le titre était « Comment transmettre l’intransmissible ? ». Au fond c’est bien de cela qu’il s’agit : la foi, toute chose égale par ailleurs, nous ne pouvons pas la transmettre au fond. Nous ne pouvons pas la transmettre puisque seul Dieu, seul l’Esprit Saint la fait naître dans les cœurs.
Pourtant comme dit Paul justement aux Romains, si personne ne l’annonce, si personne ne fait rien, il ne va rien se passer non plus.
Le paradoxe de la transmission de la foi
Donc il y a un paradoxe qui est constitutif de la mission chrétienne et de la foi et qu’on retrouve au cœur des écrits de Paul. C’est un mystère déjà. C’est un mystère mais on peut essayer d’énoncer quelques principes.
Tout d’abord cela passe toujours par des visages, par des personnes. La foi se transmet de chair à chair, de corps à corps, de visage à visage. Il y a des textes, il y a des supports mais, on le voit bien d’ailleurs quand on rencontre les catéchumènes, quand on rencontre les fiancés, la foi est passée par une grand-mère, par telle expérience avec éventuellement une ou un catéchète, donc cela passe par des personnes.
Au niveau des catéchismes ou des documents catéchétiques (je préfère aussi dire les documents catéchétiques) que je relis je dirais qu’il faut toujours privilégier les questions sur les réponses. J’ai parfois l’impression que les catéchismes ou ces documents veulent beaucoup donner des réponses. C’est bien les réponses, mais il faut aussi bien prendre le temps de la question et renvoyer des questions. Et ça, les juifs sont très forts pour ça !
Et puis il importe de choisir la complexité sur la simplicité. Je pense qu’on présente parfois un Dieu trop simple, trop monocolore. Mon compagnon Jean-Pierre Sonnet, qui enseigne l’Ancien Testament à la Grégorienne, a écrit beaucoup de livres sur le personnage de Dieu dans la Bible : le personnage de Dieu est complexe. Par moment il se met en colère, par moments… C’est cela qui est intéressant, ce n’est pas un principe, ce n’est pas un Dieu des philosophes, c’est un personnage complexe. Donc quand on dit que Dieu est pur amour, Dieu est ceci, cela, on donne de grandes définitions. Mais il ne faudrait pas croire qu’il est contenu dans les définitions.
Nous sommes donc chargés de quelque chose d’impossible, mais c’était la même chose pour Paul et les premiers apôtres donc on reste serein, cela fait partie de l’équation initiale. Le premier paradoxe de la transmission j’aimerais l’appréhender autour de Paul : il se trouve dans la tension qu’il y a entre Galates et la Première aux Corinthiens. Le premier principe c’est la transmission d’une expérience personnelle, justement par définition intransmissible. Paul dit « Sachez-le mes frères, l’Evangile que j’annonce n’est pas à mesure humaine, ce n’est pas d’un homme que je l’ai reçu ou appris mais par apocalypse de Jésus Christ ». Une espèce d’affirmation très forte que le camarade saint Luc nous a traduite dans l’apparition de la route de Damas. Donc on a maintenant un récit assez technicolor par lequel l’appel de Paul a été fait, et s’est répété trois fois quoique de manières différentes parce que Jésus ne dit pas exactement la même chose dans les trois récits, et plus on avance plus l’aspect visuel s’impose par rapport à l’aspect auditif, ce qui est intéressant par rapport à ce que dit Paul lui-même. « Quand celui qui dès le sein de ma mère m’a mis à part et appelé par sa grâce a daigné révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens ». Donc le Père a révélé en moi son fils : il y a l’aspect très fort que l’acte de foi, c’est une révélation.
Un très célèbre moine bénédictin belge, Dom Jacques Dupont, avait fait un très bel article dans les années 60 pour montrer qu’au fond, Pierre et Paul c’est la même chose car si vous regardez dans Matthieu 16 quand Pierre fait la confession de Césarée, Jésus lui dit « Heureux es-tu Simon, fils de Jonas, car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela mais mon Père qui est aux cieux ». Donc pas ton père, pas tes parents, la chair et le sang : c’est l’humanité, c’est les parents.
C’est le premier papier que j’ai fait dans ma vie en 2002, parce que depuis l’âge de 12/13 ans je me demandais pourquoi « Fils de Jonas », puisque son père s’appelle Jean, puisque dans Jean 21 il est écrit « Simon fils de Jean ». C’est curieux quand même ! En français, cela se ressemble un peu mais en hébreu pas du tout, Yônah / Yōḥānān il n’y a pas de rapport. En hébreu Yônah veut dire la colombe, c’est le signe de l’Esprit Saint. Donc au baptême il y avait la colombe, la voix du Père et le Fils, et là, pour la première fois qu’un homme confesse l’identité de Jésus, évidemment c’est dans l’Esprit Saint. Heureux es-tu Simon fils de l’Esprit. Le jeu de mot est fait par Jésus ou par le Jésus matthéen, peu importe, pour nous cela vient de l’Esprit Saint : « Heureux es-tu Simon fils de la colombe, car ce ne sont pas la chair et le sang… » C’est un peu contradictoire quand quelqu’un vient d’affirmer quelque chose que précisément il ne tient pas de son père, d’insister sur le rapport à son père.
« Sans monter à Jérusalem trouver les apôtres mes prédécesseurs » (Ga 1, 17). Le mot important ici c’est « prédécesseurs » : je suis apôtre comme eux même si je n’ai pas vu Jésus à la résurrection. Chez Paul il y a cette affirmation très très forte d’un « je ». Dans la transmission on transmet un « je », c’est moi Jeanne, c’est moi Fernand, qui vous parle. Et en même temps, Paul peut écrire sans trouver cela contradictoire en 1Co, 15 « Je vous rappelle frères, l’Evangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu dans lequel vous demeurez fermes, par lequel aussi vous vous sauverez. Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu. » Or l’Evangile, chez Paul vous le savez bien, l’Evangile c’est le kérygme, c’est « Jésus Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père », c’est ce qu’il a perçu sur la route de Damas, que Jésus était non seulement le Messie mais était le Fils de Dieu, était dans la lumière de Dieu. A savoir que le Messie est mort pour nos péchés selon les Ecritures, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Ecritures, qu’il est apparu à Kephas, puis aux douze, ensuite il est apparu à plus de cinq cent frères à la fois, la plupart d’entre eux demeurant jusqu’à présent. Ensuite il est apparu à Jacques, Jacques frère du Seigneur, puis à tous les apôtres (1Co, 15).
Alors là, gros débat : il vient de dire qu’il est apparu aux douze ! Normalement en bon pétrinien, en bon catholique, les apôtres c’est les douze. Oui et non, dans le Nouveau Testament c’est plus compliqué, précisément il y a un débat avec des courants qui vont finalement être reconnus, avec les pauliniens et les johanniques notamment, qui vont dire qu’il y a d’autres gens que les douze qui sont apôtres. Mais les douze sont onze, ce qui pose un petit problème ! A la fin de Matthieu, Jésus apparaît aux onze. Matthieu nous rappelle cette blessure, la trahison de Judas. Dans le passage solennel où Jésus envoie en mission cela apparaît encore, ils ne sont que onze. Il y a un débat exégétique qui me passionne depuis longtemps par rapport aux douze trônes (quand Jésus dit « Vous qui m’avez suivi, vous siégerez sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël » Mt 19, 28). Oui, mais il en manque un ! Luc trouve la « solution Matthias », solution un peu curieuse car saint Pierre se précipite sans attendre l’Esprit Saint, fait un discours, choisit Matthias. On introduit solennellement ce Matthias et on s’attend à ce qu’il ait un grand rôle dans le livre des Actes… or zéro. Donc le douzième apôtre, bien évidemment pour les pauliniens et pour Luc, que Jésus va choisir lui-même personnellement, c’est Paul. Donc il y a des apôtres qui sont des Douze et des apôtres qui ne sont pas des Douze.
C’est la question au fond du « je » et de l’Eglise, l’évangélisation passe par un « je » : c’est Paul de Tarse, c’est Pierre, c’est Kephas, c’est Apollos, …, cela passe par des personnes.
Une histoire personnelle à titre d’exemple : quand j’ai grandi dans la Compagnie, j’ai hérité de l’ancienne tradition de mes pères et grands-pères qui disaient « Quand tu as marié des gens, après terminé ! Tu leur dis je ne veux plus vous voir, vous allez en paroisse pour vos baptêmes, etc.. » J’ai obéi au début mais après j’ai travaillé Paul pendant ma thèse : Paul ne fait pas comme ça, Paul a une relation très personnelle, très affective. La foi passe par l’humanité. Quand un lien très fort s’est noué avec le prêtre qui vous a préparé au baptême ou au mariage, je trouve assez normal qu’après ce soit celui qui vous suive. Evidemment il ne faut pas que ce soit le gourou, ni que soit quelque chose de l’ordre de l’emprise mais quand même, je pense que la foi passe par des personnes. Et Paul prie sur des visages « Je fais mémoire de vous dans mes prières » (Ep 1, 16).
Le théologien Joseph Ratzinger s’intéresse dans Jésus de Nazareth (volume 2) à cette question de la transmission de la résurrection : comment notre foi est à la fois apostolique et personnelle ? Il faut transmettre à la fois une foi personnelle ET une foi apostolique. Paul transmet l’eucharistie en 1Co 11. Sur la route de Damas, Jésus n’a pas tout transmis à Paul en direct, il a fait confiance à la transmission ecclésiale. Paul a été catéchisé. Il s’est fait baptiser et il a été catéchisé à Damas. Pour moi l’argument qui pose un problème fondamental à la réforme protestante c’est dans Galates 2 « Je ne voulais pas risquer de courir ou d’avoir couru pour rien ». Il a fondé des communautés dans toute la Grèce, il a des talents d’orateur, il a converti le gouverneur de Chypre Sergius Paulus, Crispus le trésorier de la ville de Corinthe, Sosthène le chef de la synagogue de Corinthe. Et pourtant, au bout de 14 ans il revient à Jérusalem. Paul a fait des efforts incroyables pour l’apostolicité de l’Eglise, pour rester en communion avec les Douze, pour rester en communion avec Kephas. Les Actes des apôtres sont écrits pour montrer qu’on ne peut pas opposer Pierre et Paul.
Ce premier point c’est le paradoxe de la transmission, la transmission est personnelle et ecclésiale, elle est d’un contenu apersonnel qui est le kérygme, et en même temps cela passe par une personne.
Comment transmettre une expérience ?
Le deuxième point que je voulais aborder est autour de la manière. Comment transmettre une expérience unique ? On a besoin des autres et de l’Eglise et en cela, le Livre des Actes des apôtres est assez fabuleux. Il y a un passage très beau, c’est celui de Pierre et Corneille. La transmission se fait par la conversation et le dialogue. C’est une ligne que suit l’Eglise catholique depuis Vatican II (Paul VI aimait beaucoup cela), cela reste dans la conscience ecclésiale depuis.
On a toute la théologie de Luc, de l’Esprit Saint. L’Esprit Saint est un entremetteur : il apparaît à Elisabeth, il apparaît à Marie, et elles se rencontrent. Il apparaît à Corneille, il parle à Pierre pour que les deux se rencontrent. Il parle à Ananie, toute la thématisation de Paul est thématisée par Ananie puisque le contenu du message de la mission de Paul est transmis à Ananie, et Ananie et Paul se rencontrent, et c’est Ananie qui va baptiser Paul.
Dans Pierre et Corneille, vous vous souvenez, Pierre reçoit cet appel, C’est compliqué parce que Pierre a des hommes avec lui, or des gens le cherchent de la part du centurion Corneille qui a reçu la visite d’un ange. Les gens rentrent chez Pierre qui habite chez Simon le corroyeur. Or le corroyeur est juif mais il est dans l’impureté rituelle permanente à cause de son métier. Pierre a donc fait un pas en allant chez quelqu’un qui est impur. Pierre se met en route et entre dans Césarée et quand Pierre entre, Corneille va à sa rencontre. On a une répétition de l’action d’entrer au début de cette rencontre, on est dans une demeure gréco-latine alors on a une succession de pièces. Pour moi la phrase-clé est « Tout en parlant avec lui, il entra ». Là vous avez toute la mission de l’Eglise : parler avec les gens, dialoguer, et c’est ce qui nous permet d’entrer d’homme à homme, de personne à personne. Pierre ne lui parle pas comme à un païen, pas comme à un romain. C’est le personnage qui sans doute, de tout l’Evangile, de tous Les Actes des apôtres est caractérisé le plus positivement (pieux, craignant Dieu ainsi que toute sa maison, faisait de larges aumônes au peuple juif, priait Dieu sans cesse).
Il y a un peu la même chose au chapitre 16 des Actes avec la première chrétienne d’Europe, Lydie. « Le Seigneur lui ouvrit le cœur de sorte qu’elle s’attacha aux paroles de Paul. » Qui ouvre son cœur ? C’est le Seigneur, c’est l’Esprit Saint, toujours. Mais elle s’attache aux paroles de Paul, la foi passe par les paroles de Paul, de cet homme. « Après avoir été baptisée ainsi que les siens elle nous fit cette prière. Si vous me tenez pour une fidèle du Seigneur, venez demeurer dans ma maison. Et elle nous y contraignit. » Là, il y a un verbe, παρεβιάσατο ἡμᾶς / pareviásato imás, très rare dans toute la littérature grecque, et on ne le trouve que deux fois dans tout le Nouveau Testament, deux fois dans Luc, ici et à Emmaüs. Les traducteurs sont très gênés à Emmaüs car les disciples contraignent Jésus. Luc emploie ce même verbe rare pour montrer qu’accueillir l’envoyé c’est accueillir Jésus, accueillir Paul c’est accueillir Jésus, le serviteur n’est pas plus grand que son maître, qui vous accueille m’accueille, qui accueille celui que j’envoie accueille celui qui m’a envoyé, etc., vous voyez toute cette ligne très forte. Cela montre que l’apôtre ne doit pas s’imposer. Paul ne tient pas à rester, et la Didachè des douze apôtres nous apprend qu’un apôtre peut rester trois jours dans une famille. Là encore on a toute une théologie de la conversation, de ce que saint Ignace appelait la conversation spirituelle, au bord de la rivière avec des gens qui sont là, qui sont déjà des gens prédisposés puisqu’ils se rencontrent dans le lieu où les juifs se rencontrent. Dans l’évangélisation il faut être intelligent si possible : Paul dit qu’il ne s’adressera plus qu’aux païens mais retourne sans cesse aux synagogues car il sait qu’il y aura des craignant-Dieu qui vont l’écouter car ils ont une soif spirituelle pour la nouveauté et pour une religion qui ne soit pas constituée que de rites et dénuée de paroles et d’exhortation morale.
Entendre pour transmettre
Le troisième point que je vais vous partager est la notion de foi comme atmosphère, sans parodier Arletty dans un célèbre film français.
On est tous un peu héritiers, surtout en France et surtout depuis 50 ans, d’un langage kérygmatique : l’annonce, le message, Paul comme prédicateur… notre mission c’est d’abord de transmettre un kérygme. C’est vrai, et beaucoup de passages de Paul appuient cela et Romain 10 est le bon passage : « Comment invoquer sans d’abord croire ? Comment croire sans entendre ? Comment entendre sans quelqu’un qui proclame ? Comment proclamer sans être envoyé ? Selon les mots de l’Ecriture qu’ils sont beaux les pieds des messagers de Bonne Nouvelle. Ainsi la foi naît de ce que l’on entend et ce que l’on entend vient de la parole du Christ. N’aurait-il pas entendu ?… » Donc le message est court, plus le message est court et auto-suffisant plus il est détaché du locuteur. « Jésus Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père ». Au fond, c’est ce que font nos frères évangéliques : « Jésus Christ est mort pour toi, il t’a sauvé, accueille-le dans ton cœur et tu seras sauvé », cette ligne-là, la ligne kérygmatique, la confession de foi.
Mais il y a une autre ligne. Dans son chapitre sur la résurrection Joseph Ratzinger fait remarquer que dans le Nouveau Testament il y a deux types de transmission du message de la résurrection : des récits où c’est un kérygme court qui n’est lié qu’aux hommes, et des récits longs où l’on a des femmes où il y a justement toute cette étape d’échange et de longue conversation. Je n’avais jamais vu les choses avant de cette manière ! J’avais trouvé cela très intéressant ! Le contre-exemple c’est Emmaüs puisqu’Emmaüs c’est Cleophas et son compagnon. Mais ceux qui ont analysé ce récit montrent qu’au centre du récit d’Emmaüs c’est « quelques femmes de notre groupe » et que Jésus leur dit qu’il fallait les croire. C’est vrai que par exemple, si on n’avait que Paul on n’aurait pas Marie-Madeleine, parce que dans 1Co, 15 il n’y a pas les saintes femmes. Si on n’avait que Paul il n’y aurait pas de femme, il n’y aurait pas de tombeau vide non plus d’ailleurs. Il n’y a que « Jésus Christ est mort et ressuscité le troisième jour, il est Seigneur à la gloire de Dieu le Père. »
Et il y a des récits plus longs dans lesquels les femmes sont présentes et qui supposent une autre forme d’expérience d’une certaine manière et où le message est un message de transmission : « Allez dire à mes frères… »
Juste un point sur la fin de l’évangile de Marc : « Les femmes ne dirent rien à personne car elles avaient peur ». Il y un débat pour dire que ce n’est pas possible et qu’on ne peut pas finir un évangile comme cela, qu’il manque une page. Vers l’année 115 on a rajouté une page, qui ne cherche même pas à imiter Marc, qui est une synthèse des trois autres évangiles et que le Concile de Trente déclare canonique. Après, il y a deux écoles, ceux qui disent que ce n’est pas possible de finir comme cela et qu’on a perdu une page, et la majorité des exégètes qui ont consacré dix ans de leur vie à Marc, allemands, français, italiens, protestants, catholiques, tous disent que cela a du sens de finir comme cela dans Marc. Pourquoi ? Parce que cela dit que l’Evangile c’est surmonter la peur, la Bonne Nouvelle c’est surmonter la peur, c’est croire à la nouvelle justement. Imaginez-vous être en l’année 81 dans la maison de Narcisse à Rome où il y a une assemblée chrétienne de 60 personnes, dont 30 esclaves qui sont là. Dix ans avant des chrétiens brûlaient vifs aux coins des rues, les persécutions de Néron ça a été quelque chose de terrible, on ne sait jamais si on peut être dénoncé. Le catéchète qui est là leur explique qu’ils ne sont pas les premiers à avoir peur, que les femmes ont eu très peur aussi, mais que précisément, s’ils sont là, c’est qu’elles ont parlé. Car si elles n’avaient pas parlé, elles ne seraient pas allées dire aux apôtres, donc cela fait de l’étape des femmes dans Marc une étape indispensable car ce sont elles qui vont être le rayon, le relai vis-à-vis des apôtres. Donc si les femmes ont parlé, eux aussi peuvent parler. Alors oui les femmes ont surmonté leur peur !
Le deuxième argument c’est Marie-Madeleine. La seule information qu’on ait sur Marie-Madeleine dans tout le Nouveau Testament c’est juste qu’elle est de Magdala et qu’elle a eu les sept démons, qu’elle a été exorcisée par Jésus (Lc 8). Toute l’affaire prostituée et tout ça, cela n’arrive qu’au IVe siècle, ce sont des inférences qui ne sont absolument pas dans le texte évangélique, qu’on assimile avec la femme qui essuie les pieds, etc., mais rien dans le texte ne laisse entendre que ça peut être Marie-Madeleine, rien. Donc en Luc 8 on apprend que Marie-Madeleine, avec d’autres femmes, Jeanne, Suzanne, qui vont être celles qui sont au pied de la croix, ont été guéries par Jésus d’esprits mauvais et de maladies et l’assistent de leurs biens. Le fait que Marie-Madeleine ait été exorcisée c’est un très mauvais point pour les premiers chrétiens. Le philosophe païen Celse écrit un peu avant Origène vers 150 et Origène en fait une réfutation complète. Celse demande comment on peut croire les racontars, d’une femme à moitié hystérique, prendre comme témoin de la résurrection une femme qui avait eu les sept démons, qui n’allait pas bien ! Cela veut dire qu’il y a un gain pour les chrétiens et pour Luc d’ajouter cette information. Le gain c’est aussi une victoire sur le désespoir et sur la peur parce que on apprend en Luc 11 ce que c’est que les sept démons. Luc 8 éclaire Luc 11, Luc 11 éclaire Luc 8 : les sept démons c’est avoir déjà eu un exorcisme et être retombé pire qu’avant, donc se dire que là c’est foutu ! Marie-Madeleine était dans cet état et a vu que la puissance de Dieu agissant par Jésus dans l’Esprit Saint pouvait la guérir des sept démons, pouvait la faire sortir de la mort, du désespoir, etc. C’est-à-dire qu’elle a vu la victoire de Dieu sur la mort dans son corps. Et ça on ne le dit jamais par rapport aux douze ! Lequel des douze apôtres de Jésus a été guéri ou exorcisé par Jésus ? Zéro, aucun ! Ce n’est pas une question masculine, mais ils ont un rapport nécessairement plus cérébral à Jésus. Marie-Madeleine, Jeanne, Suzanne, leur rapport à Jésus est passé par la guérison de leur corps et je dirais corps et âmes même, parce que l’exorcisme cela implique les deux.
L’atmosphère c’est les trito-pauliniennes. Vous savez que les épîtres de Paul sont en trois niveaux : les lettres écrites par Paul entre 49 et 58 de 1 Thessaloniciens jusqu’à Romains, ensuite trois lettres écrites vingt ans après qui sont Colossiens, Ephésiens et 2 Thessaloniciens qui sont dans l’esprit de Paul mais où on voit que les problèmes théologiques sont différents, et à la fin du siècle vous avez les trito-pauliniennes qui posent beaucoup de problèmes aux féministes et aux protestants parce que comme disaient les théologiens des années 50 c’est du proto-catholicisme, qui sont 1 Timothée, 2 Timothée et Tite. Dans ces lettres où évidemment le style est très différent, le rapport à la foi est différent. « Je rends grâce au Dieu que je sers à la suite de mes ancêtres avec une conscience pure lorsque sans cesse nuit et jour je fais mémoire de toi dans mes prières. Me rappelant tes larmes je brûle du désir de te voir afin d’être rempli de joie. J’évoque le souvenir de la foi sans détour qui est en toi, foi qui d’abord résida dans le cœur de ta grand-mère Loïs et de ta mère Eunice et qui j’en suis convaincu réside également en toi. » Là, on voit la transmission familiale de la foi dont Paul ne parle jamais dans sa Lettre aux antiques. Paul annonce en démarrant de zéro : il arrive sur une place, il arrive à Ephèse, il arrive à Corinthe, avant lui il y a zéro chrétien, après lui il y a un chiffre non nul. C’est là son charisme. Comme il dira à Philémon « Je ne te demande rien, je n’ai aucun ordre à te donner… mais je te rappelle que tu as une dette envers moi et que cette dette c’est ta vie ! » Cela veut dire en substance « tu es né à la vie d’enfant de Dieu, tu es né à la foi par ma parole ». C’est comme cela que Paul a des fils ou des filles.
Je vous partage juste cette citation qui, je le trouve, est très intéressante à méditer en pastorale qui vient d’un pasteur protestant, l’un des meilleurs spécialistes des trito-pauliniennes, Yann Redalié : « Dans cette école bruissante qu’est la communauté des pastorales, l’enseignement n’est pas seulement doctrinal, il engage un style de vie. Référé à la piété il comprend l’exhortation et sa motivation, il est lui-même une articulation de la sotériologie et du comportement. Les vertus sont le fruit de la grâce qui éduque, la formation continue du responsable de communauté qualifie le temps qui passe de manière positive. Il est important de noter que dans ce contexte la foi apparaît non pas tant comme une réponse personnelle à la prédication mais comme réalité chrétienne communautaire. » Ce que l’on doit toujours rappeler. Et c’est un des problèmes d’ailleurs de beaucoup de nos catéchèses quand elles flottent sans communauté : les gamins qui entendent mais qui par ailleurs ne mettent jamais les pieds dans une église, ils peuvent être exceptionnels mais cela va être un peu court car il manque cette dimension d’environnement communautaire de la foi. « La foi est comme une conscience collective dont on peut déchoir et que l’on peut récupérer par éducation ecclésiastique. Plus qu’une croissance, la foi est un rester dedans. » La traduction contemporaine de cela c’est Actes 20, 7-12 : Paul est passé une première fois, revient pour affermir et parle longtemps. C’est toute l’atmosphère de la foi, le lieu des lampes, de la vie.
En conclusion j’ai un point autour de la foi comme anamnèse et espérance. Le danger des croyants c’est d’être toujours dans le rappel du passé. Mais on a l’anamnèse « Il reviendra », il faut que le regard soit autant tourné vers le futur, vers l’avenir, vers ce qu’il va se passer, ce qu’il faut faire. Il faut avoir gratitude pour le passé, force pour le présent et espérance pour le futur. Ce qui vaut de l’eucharistie vaut de l’Ecriture. L’Ecriture doit nous déporter dans le passé mais elle doit aussi nous orienter, être traduite pour le futur. C’est ce qu’a voulu faire Luc par les Actes et c’est important à garder en tête dans la transmission de l’intransmissible.