Qu’est-ce que la Parole de Dieu ? Tradition et Écriture dans la Bible

Annonciation, Maître du retable des RoisCatholique, Espagne, fin du 15è siècle, Muséedes Beaux Arts de San Francisco.

Béatrice Oiry, exégète, propose un voyage biblique pour comprendre comment la manière dont la Parole de Dieu, Tradition et Écriture sont articulées dans les récits de la Bible. Elle est intervenu sur ce sujet dans le cadre de la session La Parole de Dieu en catéchèse et catéchuménat, « Le Seigneur a coloré sa parole de multiples beautés » (Aperuit illis n°2).

Le numéro 25 du nouveau Directoire pour la catéchèse indique que la transmission de l’Évangile selon le commandement du Seigneur a été accomplie de deux manières : « par la transmission vivante de la Parole de Dieu (appelée plus simplement la Tradition) et par la sainte Écriture, qui est la même annonce de salut consignée par écrit ». C’est une affirmation tout à fait traditionnelle mais nous voilà peut-être pris un peu à contrepied, nous qui pensons spontanément qu’au commencement il y a les Écritures, la Bible et ensuite la Tradition, c’est-à-dire, pour faire bref, les textes du Magistère. Et bien précisément ce n’est pas ce que dit la Tradition. Alors inviter une exégète, plus précisément de l’Ancien Testament, plutôt qu’un dogmaticien, sur cette question de la Parole de Dieu, c’est prendre le risque d’un voyage biblique.

Je vous propose donc de regarder ensemble ce matin la manière dont la Parole de Dieu, Tradition et Écriture, sont articulées, sont développées dans le texte biblique lui-même. Et, puisqu’il est question, dans cette session, des multiples couleurs de la Parole de Dieu, j’ai décidé de faire un petit parcours assez libre à la manière de l’exégèse juive qui aime rapprocher les textes en disant qu’il s’agit de faire un collier avec les Écritures.

Je vous propose que nous fassions un collier de mille couleurs en passant d’un texte à l’autre de manière assez libre. Permettez-moi de commencer par une anecdote : il se trouve que je me suis intéressée très jeune à la théologie et j’ai lu un jour, je ne sais plus où ni dans quelle circonstance, que, pour saint Augustin, Marie avait conçu par l’oreille. J’ai pensé que saint Augustin avait des idées vraiment bizarres. Quelques années plus tard, j’ai visité le musée des Beaux-arts de San Francisco et je suis tombée sur la toile que vous voyez affichée, qui représente l’Annonciation. L’affirmation d’Augustin m’est revenue à l’esprit d’un seul coup et j’ai compris ce qu’il voulait dire. Il me semble que cette œuvre est une représentation très précise dans sa théologie de la question qui nous occupe aujourd’hui, la Parole de Dieu entre Tradition et Écriture.

Voyez que Marie est ici la figure principale, la plus grande de la scène et on voit disposés autour d’elle, le livre des Écritures, qu’elle tient dans sa main, un ange qui parle et, en haut à gauche, le Père qui parle aussi. Et vous voyez que, dans cette scène de l’Annonciation, Marie est toute entourée de discours, le discours écrit du livre, le discours de l’ange et le discours du Père et il faut tous ces discours pour que Marie puisse devenir la mère de Jésus. Remarquez encore que la parole de l’ange et celle du Père sont figurées sur la toile, pour l’ange par une phrase (c’est la salutation qu’il dit en entrant : Je te salue, Marie, pleine de grâce ; les lettres sont écrites et vont de la bouche de l’ange à l’oreille de Marie), et pour le Père, par des rayons qui sortent de sa bouche et qui arrivent aussi à l’oreille de Marie. Vous remarquez qu’en revanche, rien ne va du livre à Marie, il n’y a pas de trait mais on remarque que son corps est resté tourné vers le livre et l’ange semble être dans son dos. On devine qu’elle lisait lorsque l’ange est arrivé, qu’elle lisait les Écritures qui sont la mémoire de son peuple, qui sont le lieu où elle se tient, qui sont les mots qui l’habitent depuis longtemps. Elle ne s’est donc pas tournée vers l’ange mais elle a incliné la tête pour prêter l’oreille.

L’ensemble des indices que je viens de relever dessinent, me semble-t-il, une hiérarchisation entre les discours. Remarquons d’abord qu’il y a un axe qui va de la bouche du Père aux Écritures en passant par l’oreille de Marie. Si on trace une ligne de la bouche du Père au livre, il y a un axe. C’est l’axe principal. La Parole du Père est représentée dans l’évènement de son émission et à l’autre bout de la droite se trouve la mémoire écrite que les générations ont gardé de cette Parole. Je vais y revenir. L’initiative est bien sûr celle du Père et c’est ce que souligne très fortement les rayons qui sortent de sa bouche. J’espère que vous les voyez, il y a tout un faisceau de rayons qui vont en ligne droite de la bouche du Père à l’oreille de Marie.

C’est sa Parole qu’il émet, son Verbe, à ce point culminant de l’histoire où cette Parole va s’énoncer au plus proche des humains, va se faire l’un de nous. Le Verbe qui se fait chair, cette Parole émise par le Père pour les humains, est représentée ici comme un petit enfant qui va grandir en Marie et va arriver dans son oreille, grâce à son écoute. En haut, il est sur le rayon et il est directement dans sa mission salvifique puisqu’il porte la croix sur l’épaule. C’est une Parole de salut qui vient vers les humains. La représentation peut paraitre assez naïve mais elle est théologiquement très forte.

La Parole salvifique du Père s’offre à l’accueil de Marie, à son oreille mais, pour que l’incarnation du Verbe puisse avoir lieu, on le sait par le récit, il faut l’écoute de Marie et non seulement son écoute mais son assentiment. Mais, comme l’a rappelé tout à l’heure Mgr Jordy, la Parole du Père est une Parole prononcée dans un silence éternel. Et c’est là que l’ange entre en scène, il vient formuler pour Marie ce qui va se produire si elle l’accepte. Et vous voyez qu’entre l’ange et Marie, la communication ne se joue plus sur un axe qui vient du ciel mais sur l’axe horizontal, d’humain à humain pourrait-on dire, si l’ange était un humain. Et ce caractère habituel de la communication est figuré par un message qui est écrit en toutes lettres. Ce que l’ange dit à Marie est formulé dans des mots qu’elle entend, dans des mots qu’elle comprend, dans son langage à elle, dans son langage humain. Il vient à son oreille et elle peut comprendre et répondre. Que dit l’ange ? Il lui dit : Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu vas être enceinte, tu enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il règnera pour toujours sur la famille de Jacob et son règne n’aura pas de fin1.

L’ange annonce à Marie quelque chose de tout à fait imprévu pour elle, une initiative du Père, quelque chose de nouveau et pour expliquer à Marie, pour qu’elle comprenne ce que signifie cette nouveauté, totalement inattendue, incroyable, il en appelle aux Écritures. La suite du texte est une reprise de l’oracle que le prophète Nathan a été envoyé délivrer à David pour lui annoncer qu’il aurait un fils Salomon qui bâtirait un temple et qui serait son successeur avec ces phrases célèbres : Je serai pour lui un père ; il sera pour moi un fils2. Ici dans l’oracle, il n’est pas du tout question de l’attente de Jésus, il est question de Salomon, le fils de David et de la promesse d’un règne pour toujours, d’un trône stable. Mais quand Marie entend la promesse de l’ange, elle pense immédiatement à ce texte.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette promesse mais contentons-nous de souligner que l’ange recourt aux Écritures pour montrer à Marie comment ce qu’elle vit, de si neuf, est cependant totalement inscrit dans la mémoire de son peuple et dans la fidélité de l’action de Dieu dans l’histoire. En même temps, ce que dit l’ange à Marie donne une tout autre portée, une portée radicalement nouvelle à l’oracle. Autrement dit, l’ange est le médiateur entre l’émission du Verbe de Dieu dans le silence et ces Écritures que Marie médite et qui sont les traces de ce que Dieu a déjà dit au peuple. L’ange fait œuvre de tradition au sens le plus strict du mot. La Tradition c’est d’abord cela ; c’est l’interprétation des Écritures qui permet de comprendre ce que Dieu fait de neuf aujourd’hui et en chaque génération. Car la diagonale le montre, il y a une continuité entre ce que Dieu fait et qui est écrit dans le livre et ce qu’il fait de neuf. Et Marie peut acquiescer. Elle accueille le Verbe de Dieu par la médiation de la parole de l’ange qui éclaire comment ce qu’elle vit s’inscrit profondément dans l’Écriture. L’ange rend intelligible pour Marie, et ce qu’elle vit, et ce que porte la mémoire de son peuple, dans une communication horizontale.

Comme vous le savez peut-être le mot ange est la transcription directe en français du mot grec angelos qui, avant de désigner spécifiquement les anges, veut dire simplement le messager, comme en hébreu d’ailleurs, le mot mal’ak.

L’ange est la figure de tous les transmetteurs, de tous les traducteurs qui, de génération en génération, introduisent à la foi ceux que Dieu appelle. Ce sont les catéchistes, et le nom même de catéchiste, vous le savez, signifie celui qui fait résonner la Parole, ce que précisément fait l’ange auprès de Marie. Ce sont des témoins, des prédicateurs, ceux qui savent reconnaitre et faire reconnaitre ce que Dieu fait aujourd’hui de neuf dans la suite de ce qu’il fait depuis le début pour son peuple. Et ce qu’il fait aujourd’hui, et la manière dont nous en rendons compte, nous, dans la foi, génération après génération, vient s’ajouter comme un témoignage de sa fidélité à ce qu’il a fait pour nos pères. C’est comme cela que se déploie la Tradition. Notons que cette expérience est d’abord personnelle. Chacun est appelé, c’est pour chacun que Dieu fait du neuf, c’est en son nom que le témoin témoigne. Mais, en même temps, cette expérience est communautaire, cet acte de tradition s’accomplit dans la communauté qui garde la mémoire des œuvres de Dieu et dont la foi, habitée par cette mémoire, est l’instance régulatrice du développement de la Tradition.

Je vous propose ce matin de reprendre les pôles que déploie devant nous le tableau que nous avons regardé ensemble dans un petit parcours biblique assez libre. Il s’agira de voir comment s’articulent les trois pôles : la Parole de Dieu, dans sa primauté, la Tradition et l’Écriture. Je vais commencer par Parole de Dieu et Tradition, puis ensuite Tradition et Écriture.

Quand Dieu parle…

Au commencement était la Parole (Jn 1, 1)

L’Ancien Testament est une littérature du Proche-Orient ancien, une littérature très profondément ancrée dans le contexte culturel de ce Proche-Orient ancien, au point que parfois, on se demande s’il y a des différences entre les manières de vivre des Hébreux, avant l’exil notamment, et celles des nations voisines, qui sont pourtant leurs ennemis, tant les pratiques sociales, les pratiques juridiques, un certain nombre de pratiques cultuelles sont très proches voire communes. Mais il y a un point de rupture majeur entre Israël et ses voisins, un point d’originalité absolument fondamental qui est marqué dès les premiers mots du livre, dès la première page de la Genèse : c’est, bien sûr, le monothéisme mais c’est surtout qu’Israël est le peuple d’un Dieu qui lui parle.

La Bible ne s’embarrasse pas de détours quand il s’agit de présenter Dieu. Quand on ouvre le livre à la première page, on lit : Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre, la terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l’abîme ; le souffle de Dieu planait à la surface des eaux, et Dieu dit : « Que la lumière soit ! » et la lumière fût3. Ce récit dialogue avec les cosmologies mésopotamiennes, une en particulier qui s’appelle l’Enuma Elish dans laquelle le dieu créateur du monde Mardouk peut ordonner le monde après avoir mis à mort une déesse qui a engendré de nombreuses générations. Le récit commence par faire la généalogie de ce dieu ordonnateur du monde. Ce dieu s’inscrit dans une lignée et il crée à partir d’un acte violent.

La rupture biblique avec ce modèle assez courant dans le Proche-Orient ancien est radicale dès la première ligne. La Bible ne présente pas Dieu, il n’y a pas de généalogie, Dieu entre directement en scène dans le récit et sans préambule. L’émission de la Parole, le fait que Dieu parle et qu’il crée en parlant, le définit tout entier dès les premiers mots du livre. C’est sa manière de se présenter. Dieu est Parole : Au commencement était la Parole... Et sa Parole est immédiatement créatrice : « Que la lumière soit !» et la lumière fût. Le français est plus long que l’hébreu : si on le dit en hébreu, on entend presque deux fois la même chose sauf que l’une dit la Parole et l’autre l’accomplissement. Cela va aussi vite que lorsque nous appuyons sur un interrupteur. La Parole de Dieu est immédiate. Autrement dit, d’emblée, la Parole de Dieu fait la lumière dans tous les sens du terme. Cela dit, à mes yeux, quelque chose de tout à fait fondamental sur ce qu’est notre monde et sur ce qu’est la Parole. En créant d’abord la lumière, Dieu met toute la suite de la création et toute la suite de l’histoire dans la lumière. C’est comme à la vigile pascale quand on entre dans l’église noire et qu’il y a tout à coup de la lumière ; au début il y a des bougies mais vous savez la joie qu’on éprouve quand, au Gloria, toute l’église s’illumine.

Et puis, cette Parole qui crée la lumière nous dit aussi que le monde est intelligible ; il n’est pas insensé. La lumière est une métaphore tout à fait classique de l’intelligence, de l’intelligibilité. Vous savez bien que quand un héros de BD comprend quelque chose, il y a une ampoule qui s’allume au-dessus de sa tête. Cela veut dire qu’il a compris, lumière ! Suscité par la Parole de Dieu et placé par Dieu dans la lumière, le monde est offert à la parole humaine, à cet homme qui est l’image du Dieu parlant. Il est offert à son intelligence. Il est offert à l’échange de paroles et non à la violence, et la douceur du Dieu qui crée par la Parole est un thème qui a été longuement développé à propos de Genèse 1 en contraste précisément avec les actes violents des théogonies antiques.

Une seconde caractéristique fondamentale de la Parole de Dieu dans ce récit de Genèse 1, dès le début, c’est le lien entre la Parole de Dieu et le temps, son inscription dans le temps. La Parole divine suscite le temps et cherche à se déployer dans le temps. C’est bien le temps qui est mis en route par l’alternance de la lumière et de la nuit. Et c’est surtout dans la suite du récit de création que cette alliance entre la Parole et le temps apparait. Dieu ne crée pas seulement des créatures, il vaut mieux dire que Dieu initie des processus créateurs qui sont appelés à se déployer dans le temps. C’est très net, par exemple, pour les végétaux. Dieu dit : « Que la terre se couvre de verdure, d’herbe qui rend féconde sa semence, d’arbres fruitiers qui, selon leur espèce, portent sur terre des fruits ayant en eux-mêmes leur semence ! »4 Dieu crée des herbes, des arbres qui portent la semence, qui vont permettre que d’autres herbes, d’autres arbres naissent à la saison suivante. Autrement dit, c’est bien un déploiement temporel qui, d’emblée, est créé et c’est très important, c’est la Parole qui suscite cela. La croissance des végétaux est une trace dans le cosmos de la Parole divine, une des formes de son déploiement, de sa fidélité.

Et pour les êtres animaux et pour les humains, la capacité à se reproduire est également fortement marquée mais de manière différente. C’est sur le mode d’une invitation présentée comme une bénédiction. Par exemple, pour les oiseaux et les poissons, le texte dit : Dieu les bénit en disant : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez les eaux dans les mers, et que l’oiseau prolifère sur la terre ! 5. Une Parole leur est dite qui est une invitation à la fécondité. Là encore, le déploiement générationnel des êtres animés est suscité par la Parole divine créatrice et la même bénédiction sur les animaux terrestres et les humains va se développer dans le temps.

Genèse 1 est très clair : au commencement est la Parole de Dieu, Parole créatrice qui suscite la vie et son déploiement dans le temps, un déploiement qui permet de porter du fruit. C’est cela, nous dit le texte biblique, qui est au commencement, à l’initiative de toute vie, celle de nos premiers parents et la nôtre, de toute fécondité. La succession des générations appartient donc pleinement au projet divin.

Le texte biblique insiste aussi sur le fait que cette Parole de vie, cette bénédiction n’est pas seulement initiale, elle accompagne l’histoire et les humains dans leur vie. Elle provoque des processus de développement que le récit recense avec soin.

C’est ce que manifeste admirablement le texte d’Isaïe que nous avons écouté tout à l’heure dans la liturgie et que nous allons relire ensemble. Car mes pensées ne sont pas vos pensées et vos chemins ne sont pas mes chemins- oracle du Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées6. Le prophète commence par énoncer la transcendance radicale de Dieu. Dieu est au ciel, les humains sont sur la terre. Le ciel est très élevé au-dessus de la terre. Le bras de l’homme ne touche pas le ciel. Les chemins des humains sont au plus ras de la terre. Les pensées de Dieu sont très élevées, celles des humains sont en bas. Et vous savez qu’avant ce sont les fautes qui sont dénoncées. Il y a une transcendance de Dieu qui n’est pas atteignable par l’homme.

Mais le prophète développe une analogie : La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission7. Ici le prophète fait une analogie entre la Parole de Dieu et la pluie. La Parole de Dieu est comme la pluie ; alors, regardons ce qui caractérise la pluie. Elle vient du ciel et elle tombe sur la terre, autrement dit, la pluie fait le lien entre le ciel et la terre. Le ciel est tout en haut, la terre est tout en bas et cela dit la transcendance de Dieu. Mais la Parole, comme la pluie, va descendre du ciel et venir sur la terre ; elle fait le lien, ce n’est plus radicalement coupé. La pluie va retourner au ciel mais elle n’y retourne pas (les israélites étaient de fins observateurs de la nature) sans avoir fécondé la terre, fait germer, donnant semence au semeur et pain à celui qui veut manger. Quand on connait le pays de la Bible on sait que le moment des pluies est tout à fait décisif, pluies d’automne pour qu’après l’été sec on puisse labourer la terre et ensemencer, pluie de printemps pour la germination et la croissance. Tout le processus de fécondité est ici décrit dans l’ordre de ses étapes.

La Parole de Dieu, dit le texte, fait la même chose dans nos vies, dans la vie de la communauté et dans la vie de chacun. Elle vient accompagner tout le processus de développement de la vie pour que nous portions du fruit, un fruit qui sera pour d’autres, partagé, et un fruit qui nous nourrira. Ce texte est absolument magnifique dans cette analogie qui dit toute la fécondité de la Parole de Dieu comme celle de la pluie sur la terre.

Vous remarquez au passage que ce texte prépare directement le mouvement du Verbe dans le Prologue et dans tout l’évangile de Jean : la Parole qui était auprès de Dieu vient sur la terre, fait son chemin parmi les hommes, certains la reçoivent et d’autres non, et elle va remonter vers le Père, comme la pluie qui descend du ciel et n’y revient pas sans avoir accompli sa mission. Le texte du prologue de Jean est presque en décalque avec le texte d’Isaïe. Là encore, le prologue de Jean est un texte incroyable. Je vous en ai mis un tout petit passage mais il faudrait le lire en entier : Le Verbe était la vraie Lumière, qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu dans son propre bien et les siens ne l’ont pas accueilli. Mais à tous ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Devenir enfant de Dieu, voilà la grande affaire, le projet créateur de Dieu depuis la création !

La tradition de la Parole de Dieu prend deux formes dans la Bible : celle de la bénédiction comme promesse de vie depuis Genèse 1 et celle de l’alliance qui est une parole qui appelle à un engagement et qui est fondée sur la mémoire de la libération et la geste de salut. Et c’est précisément lorsque la Parole prend ces deux formes qu’elle va engendrer une Tradition. Et je vous propose maintenant de regarder comment les récits bibliques se présentent eux-mêmes comme une Tradition qui se construit.

Tradition et Écriture

On a vu que, pour les humains, la Parole initiale est une bénédiction qui invite à la fécondité de génération en génération. Or le récit biblique met en scène de manière très marquée l’importance de cette tradition générationnelle comme ressort interne de son développement. J’ai mis dans la bibliographie un livre absolument magnifique là-dessus qui est à lire par tous les parents et les exégètes, le livre de Jean-Pierre Sonnet, Lorsque ton fils te demandera : de génération en génération, l’histoire biblique à raconter. Jean-Pierre Sonnet étudie comment dans la Bible un rôle de transmission est confié au père, un rôle est confié à la mère et comment la Bible invite chacun à faire le récit aux fils. Dans la bibliographie, s’il y a un livre à lire sur le sujet, c’est celui-ci.

La bénédiction initiale sur tous les humains se trouve relancée dans l’appel adressé à Abraham : Le Seigneur dit à Abram : « Pars de ton pays… Je ferai de toi une grande nation … Je bénirai ceux qui te béniront ; qui te bafoueras, je le maudirai ; en toi seront bénies toutes les familles de la terre »8. Abraham devient le dépositaire de la bénédiction de Genèse 1 et le premier institué comme médiateur, transmetteur. Par lui, toutes les familles auront la bénédiction. Ce qui est intéressant, c’est que le récit de la Genèse va reprendre avec grand soin la façon dont cette bénédiction donnée à Abraham passe de génération en génération par l’ainé. Et la question va devenir cruciale avec la génération de Jacob qui n’est pas l’ainé et qui va manœuvrer pour voler la bénédiction. La bénédiction d’Abraham a été transmise à Isaac et devrait se transmettre à l’ainé d’Isaac. Esaü est furieux et veut tuer son frère. Jacob part très loin pour chercher une femme et pour devenir à son tour père et fonder une famille.

Et au moment où il part, son père lui dit ceci : « Que le Dieu Puissant te bénisse, te rende fécond et prolifique pour que tu deviennes une communauté de peuples. Qu’il te donne la bénédiction d’Abraham, à toi et à ta descendance, pour que tu possèdes le pays de tes migrations, le pays que Dieu a donné à Abraham 9>. Il y a d’abord la bénédiction de Genèse 1 et puis lui est confiée la médiation de la bénédiction donnée à Abraham. Ce n’est pas pour rien que le Dieu biblique se présente comme le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. C’est la deuxième manière pour Dieu de se présenter, après un Dieu qui parle, comme le Dieu de la tradition, comme un Dieu qui transmet une bénédiction de génération en génération. Et c’est dans ce passage de génération en génération que se révèle qui est Dieu. Et Jésus ne s’y trompe pas quand il débat avec les pharisiens sur la résurrection : qui est Dieu ? Est-ce que Dieu peut faire revivre les morts ? Jésus dit aux Sadducéens qui nient la résurrection : N’avez-vous pas lu la parole que Dieu vous a dite : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » ? Il n’est pas le Dieu des morts mais des vivants10. Voilà bien la bénédiction de vie faite pour passer d’une génération à l’autre.

La seconde dynamique de la tradition, qui est sans doute plus développée, est celle qui s’organise autour de l’alliance. On le voit dès l’alliance passée avec Abraham mais c’est l’alliance avec Moïse au Sinaï qui va le développer de façon très ample. L’enjeu n’est pas seulement de faire rentrer les fils dans la bénédiction ; un premier enjeu de la catéchèse, de la tradition, est d’introduire tous les humains à cette bénédiction, les introduire dans le projet de Dieu qui veut la vie pour chacun et une vie qui se développe. C’est un premier acte de tradition. Le second concerne l’alliance qui est fondée sur l’expérience du salut, de la libération d’Égypte. Et cette alliance est elle-même un processus qui s’inscrit dans le temps.

L’alliance du coté de Dieu exprime sa fidélité envers son peuple, une fidélité de salut. Et on le sait, la nécessité de transmettre aux fils, la nécessité de la tradition est inscrite, dès le début du processus de libération, dans le récit de la nuit pascale. Alors même qu’il raconte que les hébreux vont partir en hâte, celui qui raconte l’histoire prend le temps de dire : Quand vous serez entrés dans le pays que le Seigneur vous donnera comme il l’a dit, vous observerez ce rite. Et Quand vos fils vous diront : « Qu’est-ce que ce rite que vous faites ? », vous direz : « C’est le sacrifice de la Pâque pour le Seigneur, lui qui passa devant les maisons des fils d’Israël, en Égypte, quand il frappa l’Égypte et délivra nos maisons »11.

Il s’agit ici de dire aux fils par le rite, et la liturgie est ici un milieu privilégié de transmission, ce qui en est de la mémoire et du salut, de la mémoire d’un Dieu qui sauve. Or il se trouve que le récit de l’alliance, l’alliance qui est tout un processus, se conclut au chapitre 24 de l’Exode et c’est précisément au moment où Moise conclut l’alliance avec le peuple qu’il écrit un livre et qu’apparait l’Écriture.

La Bible est un livre qui, entre autres choses, va raconter son écriture. Le premier livre apparait en Exode 24. Moïse vint raconter au peuple toutes les paroles du Seigneur et toutes les règles. Tout le peuple répondit d’une seule voix : « Toutes les paroles que le Seigneur a dites, nous les mettrons en pratique ». Moise écrivit toutes les paroles du Seigneur[12] Et puis un peu plus loin : Il prit le livre de l’alliance et en fit la lecture au peuple. Celui-ci dit : « tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique, nous l’entendrons[13] ». Vous voyez que l’Écriture ici a une double fonction : c’est d’abord une mémoire, on consigne la loi que le Seigneur a donnée, qui est au cœur de l’alliance, puis sa deuxième fonction est une fonction de témoin. Le livre est témoin de l’engagement du peuple.

Or il se trouve que dans le même Pentateuque, cette Torah qui est le corpus fondateur de l’Ancien Testament, il y a un autre livre tout entier consacré à la mémoire de l’exode et à la transmission. Il va raconter lui aussi l’écriture d’un livre. C’est le Deutéronome, le dernier livre du Pentateuque. On n’y prend pas souvent garde mais ceux qui sont sortis d’Égypte, ceux qui ont traversé la mer ne sont pas ceux qui vont entrer dans le pays de Canaan, parce que toute cette génération-là est morte au désert. Et c’est donc à leurs fils, ceux qui n’ont pas traversé la mer, de prendre possession du pays promis. Et avant que les fils n’entrent dans le pays, au moment où il va mourir, Moïse leur raconte tout ce qu’ont vécu leurs pères. Il leur raconte la sortie d’Égypte, le passage de la mer et l’alliance au Sinaï. Il se trouve que le récit que Moïse fait n’est pas tout à fait le même que dans l’Exode et surtout que la loi, qui est au cœur du livre du Deutéronome et qui est présentée comme la loi du Sinaï, n’est pas du tout la même que la loi de l’Exode.

Autrement dit, il n’y a qu’une loi de Moïse mais il y a déjà deux lois, même trois, à l’intérieur du Pentateuque. Pourquoi n’est-ce pas la même loi ? Parce que les auteurs du Deutéronome vivaient à une autre époque que ceux de l’Exode et qu’ils ont mis au cœur de l’alliance, la loi telle qu’elle avait évolué ; on voit bien que la loi évolue, il y a des adaptations juridiques tout le temps. La loi considérée comme reçue au Sinaï a déjà fait l’objet d’une première interprétation. Le Deutéronome, qui est un nouveau récit fait aux fils, à la nouvelle génération et une nouvelle énonciation de la loi, inscrit dans le corpus fondateur de la Bible, dans la loi de Moïse, le principe de sa propre interprétation. Et ce récit se termine lui-même par l’écriture d’un livre qui est aussi un témoin contre le peuple.

La Bible s’est écrite comme ceci : il y a eu des traditions qu’une époque reçoit et réinterprète. Par exemple, en ce qui concerne le livre d’Isaïe, Isaïe a écrit des oracles au huitième siècle, et dans d’autres circonstances historiques, des disciples d’Isaïe ont reconnu dans les paroles du prophète une lumière pour eux et ils ont écrit ce qu’ils entendaient de la Parole de Dieu à leur époque. Ils ont écrit à la suite des oracles d’Isaïe. C’est comme cela que dans le livre d’Isaïe on a quatre siècles d’oracles. C’est un livre qui est écrit sur quatre siècles.

Ce rapport entre de l’ancien et du nouveau qui est réinterprété à la lumière des traditions se joue surtout autour de la résurrection de Jésus. Jésus est avec ses disciples et il leur dit : « Voici les paroles que je vous ai adressées quand j’étais encore avec vous : il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes ». Alors il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures…14 Sans passer par les Écritures, les disciples ne peuvent pas comprendre ce qu’il en est de la résurrection de Jésus et la résurrection de Jésus donne un tout autre sens aux Écritures et va engendrer de nouvelles Écritures qui vont être celles Nouveau Testament.

Enfin, je voudrais évoquer une dernière fonction de l’Écriture. L’Écriture va devenir une instance critique de la Tradition, c’est-à-dire que l’Écriture se constitue comme un corpus qui, à un moment, par une décision de la communauté, de l’Église, dans ce que l’on appelle le canon, va s’arrêter dans sa croissance. Et ce corpus-là prend dans la communauté une autorité particulière. Et la communauté, qui va continuer à développer des traditions, ne va pas cesser de revenir à ces Écritures pour développer sa Tradition mais parfois aussi pour la critiquer.

C’est ce que Jésus fait avec les pharisiens quand il critique la manière dont ils ont développé des traditions à partir de la Torah qui conduisent à faire l’inverse de ce qui est prescrit par la Torah. Jésus cite la Torah, il revient aux Écritures pour leur dire que la manière dont ils vivent les Écritures n’est pas fidèle aux Écritures. Cette fonction des Écritures est très importante dans la vie de l’Église. On revient sans arrêt aux Écritures à la fois pour dynamiser notre vie et à la fois pour rester fidèle à la Parole de Dieu, à son Verbe donné dans le silence.

Béatrice Oiry, bibliste, enseignante et directrice du département Ecritures Saintes à l’Institut catholique de Paris

1. Lc 1, 30-33 TOB
2. 2 S 6, 14 TOB
3. Gn 1, 1-3 TOB
4. Gn 1, 11 TOB
5. Gn 1, 22 TOB
6. Is 55, 8-9
7. Is 55, 10-11
8. Gn 12, 1-3 TOB
9. Gn 28, 3-4 TOB
10. Mt 22, 31-32 TOB
11. Ex 12, 25-27 TOB
12. Ex 24, 3-4 TOB
13. Ex 24, 7 TOB
14. Lc 24, 44 TOB

Du même auteur

Une lecture du livre de l’Exode pour la dynamique de conversion

Ces notes on été prises le 28 juin 2017 à partir de l’intervention de Béatrice Oiry, Bibliste de l'Université catholique d’Angers, sur le lien entre catéchèse et liturgie dans l’Écriture. Nous en sommes héritiers et parcourir ce chemin liturgique et biblique nous introduit dans une dynamique de conversion.

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  • Réflexion sur la notion de sacrifice dans la Tradition et les Écritures

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