Amoris Laetitia sur l’amour dans la famille
J’ai le grand plaisir à vous présenter Amoris Laetitia (AL), La joie de l’amour. Ce document du magistère est accessible au plus grand nombre, il est encourageant, stimulant, réaliste. Si vous devez retenir une seule idée de mon intervention, c’est bien celle-ci : lisez Amoris Laetitia.
Mon propos s’inscrit dans le travail que je mène depuis plusieurs mois pour entrer dans l’intelligence du texte, en particulier avec une vingtaine de théologiens qui ont contribué à l’édition annotée parue aux Editions Lessius Fidélité. Ce livre a été piloté par la Conférence des évêques de France en collaboration avec la faculté de théologie des jésuites, le centre Sèvres. Une seconde idée : appuyez-vous sur l’édition annotée. Appuyez-vous sur les notes de lecture, les présentations de chapitre, le glossaire final qui vous permettra de définir des mots comme conscience, indissolubilité. Aidez-vous aussi des questions pour proposer un groupe de lecture entre catéchistes par exemple. Cela peut renouveler votre vie de famille et votre expérience catéchétique.
Je ne vais pas me contenter de vous recommander de lire, même si c’est l’essentiel. Vous connaissez bien un autre texte du magistère qui met en avant la joie, la joie de l’Evangile, Evangelii gaudium. Avec François on ne quitte pas la joie. Partant de La joie de l’évangile, je voudrais dans un premier temps m’appuyer sur les principes d’action énoncés dans son chapitre 4 consacré à « la dimension sociale de l’évangélisation ». Ils sous-tendent en effet La joie de l’amour et sont une bonne clé de lecture de l’exhortation et du processus synodal.
1. Une porte d’entrée d’Amoris Laetitia : 4 principes d’action énoncés dans Evangelii gaudium
Au chapitre 4 d’EG, après avoir rappelé les conséquences sociales du kérygme, et appelé à l’intégration des pauvres, le pape réfléchit à la construction d’un chemin de paix. Il indique ici quatre principes d’action, quatre principes qui sont reliés aux tensions que nous expérimentons dans toute réalité sociale, tout groupe social. Je les noue avec des attitudes que nous pourrions adopter dans notre vie sociale, familiale, ecclésiale.
1.1 Premier principe : le temps est supérieur à l’espace (EG 222-225)
Attitude : accepter de prendre le temps, voire de perdre son temps
Le synode sur la famille a duré très longtemps, presque trois ans avec de nombreuses étapes et c’était une grande première : c’est la première fois qu’un Synode se déploie en deux sessions. C’est la mise en œuvre de ce principe d’action, le temps est supérieur à l’espace. Ne croyons pas que pour atteindre la plénitude, nous pouvons résoudre toutes les questions très rapidement. Il y a des limites, des tensions et il vaut mieux initier des processus. C’est ce qu’a fait le Pape François dans le synode sur la famille, il a initié des processus, sur des questions assez complexes auxquelles on ne pouvait pas répondre immédiatement et brutalement. Amoris Lætitia n’est d’ailleurs pas tant un point d’arrivée qu’un nouveau départ.
Cette première clef de lecture du texte du pape François, le temps est supérieur à l’espace, est aussi un appel pour nous tous maintenant : il faut d’abord prendre le temps de lire AL et rentrer pas à pas dans la vision des synodes et du Pape, avant de trouver des solutions pratiques à tout.
Ce principe vaut pour toutes les familles et pour toute action pastorale et catéchétique.
1.2 Second principe d’action d’Evangelii Gaudium : l’unité prévaut sur le conflit (EG 226-230)
Attitude : dialoguer
On a beaucoup dialogué en préparant le synode: dans les paroisses, dans les diocèses, entre théologiens, entre évêques au cours des deux assemblées. Avec AL, on voit comment le magistère se déploie, en cheminant. On peut être en désaccord, et des désaccords se sont exprimés et continuent parfois à s’exprimer mais on continue à chercher ensemble, à cheminer ensemble et sous la conduite de l’Esprit Saint, avec la « conviction que l’unité de l’Esprit absorbe les diversités » (EG 230). Dans AL le pape François cite de multiples sources et la toutes ces sources convergent vers une unité.
Retenons ces deux aspects, initier des processus et dialoguer. Ils valent pour le synode, pour AL et pour nos pratiques pastorales.
1.3 Troisième principe : le tout est supérieur à la partie (EG 234-237)
Attitude : accueillir les différences
Amoris lætitia ne tranche pas sur tous les sujets, car « tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles » (AL 3). La recherche pastorale est encouragée avec un appel très fort à l’inculturation, c’est-à-dire à trouver des réponses ici et maintenant à nos questions. Par exemple, la question du mariage par étapes est une question importante en Afrique. Ce n’est pas notre question principale. Par contre, nous nous interrogeons sur l’intégration des personnes divorcées et remariées.
AL nous invite à reconnaître qu’il existe des différences dans les approches et les questions autour de la famille et donc des différences dans les solutions pastorales. Mais accueillir cette diversité ne met pas en cause l’unité de l’Église ; nous restons une Église catholique. D’ailleurs plutôt que la sphère, c’est l’image du polyèdre avec plusieurs faces, qui représente le mieux l’Église, nous dit le pape. Ce qui est important, c’est de se mettre en route et de chercher.
Autre exemple : des livrets de prière pour les familles, assez divers, sont proposés ici ou là. Comment répondent-ils aux besoins des familles de ce lieu, comment s’ouvrent-ils aux plus pauvres, aux plus éloignés de l’Église, à ceux qui ne sont pas dans l’enclos ?
1.4 Quatrième principe : la réalité est plus importante que l’idée (EG 231-233)
Attitude : regarder la réalité et garder les pieds sur terre
Le pape François ne cesse de faire appel à la réalité concrète des personnes et de la vie de famille dans ses complexités. On ne parle jamais avec lui d’hommes ou de femmes hors sol, mais de personnes qui ont un métier ou qui n’ont pas de travail, qui ont une histoire, des liens variés, des joies et des peines et qui cheminent avec tout cela. Il y a donc un appel fort à bien « garder les pieds sur terre » (AL 6). Toutes les questions sociales sont envisagées, la pauvreté, les nouvelles technologies, les crises dans la vie de famille…
Pour cela, l’Écriture est mobilisée de façon renouvelée. L’exhortation s’ouvre avec un Psaume qui évoque la vie familiale à partir du travail, et de la table. C’est très incarné, pensons à la place du travail ou à son absence dans nos vies de famille, aux repas au cours desquels se nouent et se dénouent tant d’histoires familiales. L’Ancien et le Nouveau Testament qui sont convoqués donnent à voir « la plénitude de la famille » (AL 14), comme « la présence de la douleur, du mal, de la violence » (AL 19). La Parole de Dieu qui accueille ces réalités, « ne se révèle pas comme une séquence de thèses abstraites, mais comme une compagne de voyage, y compris pour les familles qui sont en crise ou sont confrontées à une souffrance » (AL 22).
François nous appelle à voir la réalité des personnes en adoptant le regard du Christ. Et donc aussi à voir ce qui est réellement possible pour telle ou telle personne, ici et maintenant. Il serait immoral d’exiger de quelqu’un de faire ce dont il est incapable. Cette vision pérégrine de la vie morale, s’appuie et déploie la loi de gradualité mise en valeur par Jean-Paul II (Voir AL 295).
Il faut tout de suite ajouter que François ne rejette bien sur rien de « l’idéal complet du mariage » (AL 307) ; « le mariage chrétien se réalise pleinement dans l’union entre un homme et une femme qui se donnent l’un à l’autre dans un amour exclusif et dans une fidélité libre, s’appartiennent jusqu’à la mort et s’ouvrent à la transmission de la vie » (AL 292). Ce mot « idéal » évoque un grand appel, et un cheminement possible. Mais attention, « nous avons présenté un idéal théologique du mariage trop abstrait, presqu’artificiellement construit, loin de la situation concrète et des possibilités effectives des familles réelles » (AL 36). L’idéalisation excessive du mariage, surtout quand nous n’avons pas éveillé la confiance en la grâce, n’a pas rendu le mariage plus désirable et attractif, bien au contraire ! Or nous sommes invités à rendre le mariage désirable.
2. Quelques thèmes importants d’Amoris Laetitia : un nouveau regard
Dans un second temps, je voudrais vous montrer quelques grandes arrêtes du texte en soulignant des attitudes pastorales ou conversions qui en découlent. La grande idée c’est de changer de regard et nous faire proches.
2.1 Les familles ne sont pas un problème
Conversion : encourager et promouvoir
Pour parler de la famille, il arrive que l’on se lamente : avant c’était mieux, les couples tenaient ; les parents amenaient leurs enfants à l’heure au KT ; et tous ces jeunes qui vivent ensemble sans se marier… Ce sont de vraies questions. Mais, dès le préambule, le pape nous invite à une sorte de retournement: « J’espère que chacun, (…) se sentira appelé à prendre soin avec amour de la vie des familles, car elles « ne sont pas un problème, elles sont d’abord une opportunité » » (AL 7).
Une opportunité, une chance, parce que, dans leur vie de tous les jours, les familles peuvent donner un visage concret à l’amour de Dieu. L’âme de la famille est sa mission d’amour, cette joie de l’amour qui se réjouit du bien de l’autre. « La famille doit toujours être un lieu où celui qui obtient quelque chose de bon dans la vie, sait qu’on le fêtera avec lui » (AL 110).
Une chance car Dieu établit pleinement sa demeure dans les réalités familiales. Le mariage est un « véritable moyen d’union intime avec Dieu » (AL 316). Véritable moyen, pas moyen au rabais. Les époux sont appelés à la sainteté dans leur mariage, et pas malgré celui-ci.
Une chance enfin car les familles sont une école de lien social. La fécondité de l’amour se manifeste et se déploie, de façon concrète, dans la société: « Dieu a confié à la famille le projet de rendre le monde « domestique », pour que tous puissent sentir chaque homme comme un frère » (AL 183). La fécondité de l’amour, c’est l’hospitalité : l’accueil des enfants bien sûr, mais bien plus largement, l’ouverture au monde. Les familles sont appelées à s’ouvrir à « la solidarité envers les pauvres, l’ouverture à la diversité des personnes, la sauvegarde de la création, la solidarité morale et matérielle envers les autres familles surtout les plus nécessiteuses, l’engagement pour la promotion du bien commun, notamment par la transformation des structures sociales injustes, à partir du territoire où elle vit, en pratiquant les œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle » (AL 290).
C’est un appel pour que les familles soient ouvertes : « La famille ne peut pas se considérer comme un enclos appelé à se protéger de la société » (AL 181), indique le pape.
2.2 Mariage et vie familiale sont un parcours avec leur dynamique, un chemin de croissance dans l’amour
Conversion : accompagner
La famille n’a rien de statique, c’est un parcours de développement et d’épanouissement. Le mariage d’abord est « un processus dynamique qui va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu » (AL 122). C’est un cheminement, une responsabilité, un travail et l’on peut dire, comme le dit Jean-Philippe Pierron, qu’il faut « faire famille ».
C’est aussi se rappeler que dans toute famille il y a des difficultés. De nombreuses pages y sont consacrées car la vie de toute famille, toute vie conjugale en est jalonnée, à différentes intensités évidemment. Une des raisons des crises peut être d’avoir des attentes trop élevées sur la vie conjugale. Mais la visée, c’est bien le bonheur, et l’amour est comparé à un vin, il va progressivement vieillir « grâce à cette expérience du chemin parcouru ». (AL 231). Le pape nous invite donc à « nous approcher des crises matrimoniales avec un regard qui n’ignore pas leur charge de douleur et d’angoisse » (AL 234). C’est une responsabilité ecclésiale.
Il s’agit pour les fidèles et les pasteurs d’un appel à grandir toujours davantage dans la charité et à ne jamais désespérer du travail de la grâce. Invitation est faite à l’Église d’accompagner avec miséricorde toutes les situations familiales, tout en rappelant les exigences d’un amour authentique à construire.
2.3 L’Esprit saint répand du bien au milieu de la fragilité (AL 308)
Conversion : discerner et intégrer
A la lecture de cette exhortation très encourageante, personne ne peut se sentir condamné ou méprisé. Quelle que soit notre situation familiale, nous sommes tous en chemin, tous invités à la croissance, à la maturation. Le Cardinal Schönborn le dit ainsi : « la grande joie que me procure ce document réside dans le fait qu’il dépasse de manière cohérente, la division artificieuse, extérieure et nette entre les « réguliers » et les « irréguliers », et il place tout le monde sous l’insistance commune de l’Évangile[1] ».
Le texte, qui déploie une éthique de la fragilité, nous invite très clairement à sortir d’une logique de permis-défendu. On ne trouve donc pas de réponses en blanc/noir, autorisé/interdit. Cela peut surprendre, inquiéter, et François dit comprendre « ceux qui préfèrent une pastorale rigide qui ne prête à aucune confusion » mais ajoute-t-il aussitôt « je crois sincèrement que Jésus Christ veut une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité » (AL 308). C’est bien une théologie de la grâce, qui invite à reconnaître que Dieu est à l’œuvre dans le commencement de bien. Un exemple : un couple marié civilement ou en union libre peut vivre une profonde affection, être responsable de ses enfants, se pardonner… Ce sont des vrais biens, ils intègrent ainsi les dons de la grâce.
Le discernement et la conscience sont donc mis en valeur dans AL, avec ce rappel critique au tout début du texte : « Nous sommes appelés à former les consciences, mais non à prétendre nous substituer à elles » (AL 37). On retrouve ici la grande tradition de la conscience, une conscience qui n’est pas autarcique, qu’il faut éclairer. Mais une conscience qui sera in fine le seul juge des circonstances et des possibilités d’action, une conscience que nous devons suivre. Ainsi, s’agissant des questions éducatives, AL appelle avant tout à éduquer à la responsabilité personnelle, à grandir en liberté. Cf. AL 261
La loi, les normes, sont importantes pour le discernement moral comme éclairage, comme repère, mais elles n’en sont pas le tout ni le dernier mot. Ainsi, pour ce qui est des personnes divorcées engagées dans une seconde union, l’idéal du mariage pour toujours est rappelé clairement. Le divorce est un mal qualifié de « drame de notre époque » (AL 246) en particulier pour les enfants. Mais, dans le travail de discernement pour une plus grande intégration des personnes, la norme ne suffit pas. Un processus de discernement n’est jamais la simple application de la norme. C’est la prise en compte du « for interne » qui distingue le discernement de la seule application de la norme.
Intégrer qu’est-ce à dire ? Un élément de réponse : « Il s’agit d’intégrer tout le monde, on doit aider chacun à trouver sa propre manière de faire partie de la communauté ecclésiale, pour qu’il se sente objet d’une miséricorde ‘‘imméritée, inconditionnelle et gratuite’’. Personne ne peut être condamné pour toujours, parce que ce n’est pas la logique de l’Évangile ! Je ne me réfère pas seulement aux divorcés engagés dans une nouvelle union, mais à tous, en quelque situation qu’ils se trouvent » (AL 297).
L’Église n’est pas une douane mais une maison de famille. Elle est une « maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile » (AL 310).
Le Pape prend l’image des deux chemins : « Deux logiques parcourent toute l’histoire de l’Église : exclure et réintégrer […]. La route de l’Église, depuis le Concile de Jérusalem, est toujours celle de Jésus : celle de la miséricorde et de l’intégration […]. La route de l’Église est celle de ne condamner personne éternellement ; de répandre la miséricorde de Dieu sur toutes les personnes qui la demandent d’un cœur sincère […Car] la charité véritable est toujours imméritée, inconditionnelle et gratuite ! » (AL 296).
Concluons
L’Église se comprend comme experte en humanité et elle désire montrer à chacun quels sont les chemins du vrai bonheur.
« Cela ouvre la porte à une pastorale positive, accueillante, qui rend possible un approfondissement progressif des exigences de l’Évangile. Cependant, nous avons souvent été sur la défensive, et nous dépensons les énergies pastorales en multipliant les attaques contre le monde décadent, avec peu de capacité dynamique pour montrer des chemins de bonheur » (AL 38).
La grande question pour aujourd’hui est de soutenir le lien familial et conjugal parce que nous tenons qu’il est chemin d’humanisation. Et de le faire en partant des familles comme elles sont, dans leurs limites et dans leurs forces. L’accompagnement se fait en marchant pas à pas, et donc toujours au pas de l’autre.
Oranne de Mautort, SNFS, déléguée à la famille
[1]Cardinal Schönborn, 8 Avril 2016, https://press.vatican.va/content/salastampa/it/bollettino/pubblico/2016/04/08/0241/00531.html#frb