Nommer le lieu du combat spirituel
Le Père Gaultier de Chaillé propose une approche biblique et théologique de la question du combat spirituel. Il est intervenu sur ce sujet dans le cadre de la session Le combat spirituel en catéchèse et catéchuménat.
Nous allons parler du combat en nommant le diable, en expliquant ce que la Bible et la théologie en disent pour essayer de voir ce que la spiritualité, notre foi et notre action peuvent nous permettre de trouver comme ressources pour le combattre au quotidien.
Le combat peut être un combat anthropologique, qu’on partage tous, mais nous qui sommes chrétiens savons qu’il y a un ennemi qui vient en plus de notre nature, comme une espèce de surnature à rejeter, qui vient nous tenter. Nous savons aussi que le Christ est celui qui lui écrase la tête et cela nous permet d’être en paix car nous savons d’avance que le combat est gagné.
En introduction, je voudrais nommer trois écueils, trois attitudes relativement naturelles mais dangereuses lorsqu’on entreprend de réfléchir sur le diable : la curiosité, la superstition ou le dédain.
« Lorsque j’ai regardé dans le Vésuve, je n’y ai rien vu ni d’intéressant ni d’instructif » Goethe. Il ne faudrait pas que nous soyons trop curieux sur les matières sombres. Elles ne sont pas intéressantes, il faut les connaître pour les rejeter.
La superstition, ce serait l’inverse. Saint Thomas dans la Somme théologique (IIa-IIæ 92,1, resp) nous explique que la superstition est un excès de foi. C’est le fait d’accorder de la foi, d’avoir un rapport religieux à ce qui ne le mérite pas. On peut comprendre le diable, savoir qu’il existe mais on ne devrait pas dire qu’on croit en lui.
Le dédain n’est pas non plus une bonne attitude. « Aucun bon théologien ne devrait se contenter d’une angélologie du haussement d’épaules », dit le théologien calviniste Karl Barth, qui consacre une part de sa grande œuvre Dogmatique à l’empire du néant. Il y parle du diable et des démons et aussi de l’angélologie. Il faut avoir de l’ouverture de cœur et de l’intelligence pour voir que certaines choses existent mais nous échappent.
Angélologie et démonologie bibliques
Les anges
Quand on parle du diable, il faut aborder le sujet de façon générale. Le cadre général, c’est de parler des anges dans la Bible. L’angélologie montre qu’il y a, parmi les anges, des mauvais anges et, parmi les mauvais anges, le diable.
Le § 332 du Catéchisme de l’Église Catholique (CEC) fait la somme, de manière narrative, rapide et simple, des endroits dans lesquels on rencontre les anges dans la narration biblique. Ils sont là dès la Création où ils sont appelés fils de Dieu et tout au long de l’histoire du salut pour annoncer ce salut et servir le dessein divin de sa réalisation. Ils ferment le paradis terrestre, ils protègent Loth, ils sauvent Agar et son enfant, ils arrêtent la main d’Abraham, la loi est communiquée par leur ministère, ils conduisent le peuple de Dieu, ils annoncent naissances et vocations, ils assistent les prophètes, … pour ne citer que quelques exemples. Enfin, c’est l’ange Gabriel qui annonce la naissance du précurseur et celle de Jésus lui-même.
Les anges sont présents tout au long du récit biblique mais discrètement car l’Ancien Testament (AT) ne veut pas faire une théologie des anges, il ne veut pas expliquer de manière intellectuelle ce qu’ils sont. Il les présente comme faisant partie du paysage ; les anges sont là. La chose la plus importante sur eux est qu’on connait leur nom, non pas le nom de chacun qui est secondaire mais le nom de leur espèce qui est lié à leur mission. Les anges sont avant tout des malak qui est le mot hébreu qui signifie messager. En grec, cela se traduit par le mot angelos qui donne ange en français. On retrouve la même racine dans le mot évangile. L’ange est par nature celui qui est envoyé pour délivrer un message. Le mot hébreu est utilisé pour toutes les personnes chargées de délivrer un message. Cela montre que nous-mêmes pouvons parfois être anges de Dieu, messagers pour un autre ; je peux être un mauvais ange parfois. Les anges sont des porte-paroles ; ils permettent à ceux qui entendent la Parole de suivre les desseins de Dieu.
L’ange est aussi employé comme euphémisme divin. Parfois dans l’AT, on va employer le mot ange pour ne pas dire Dieu. Un exemple parmi d’autres : l’ange du Seigneur dit à Abraham : « Je te donnerai une descendance tellement nombreuse qu’il sera impossible de la compter » (Gn 16, 10). L’ange du Seigneur dit je mais il est bien possible que ce soit Dieu lui-même. Le texte se refuse à montrer Dieu qui parle face à face à un homme, donc il considère qu‘il envoie son ange comme intermédiaire. L’ange est parfois celui qui tient lieu de Dieu, qui permet à l’homme de survivre puisqu’il ne voit pas Dieu en face.
D’où viennent les anges ? Les textes les plus anciens de l’AT ne parlent pas beaucoup des anges. Les anges viennent surtout de la théologie persane avec laquelle Israël va être en contact à partir de la déportation à Babylone. En 586, la destruction de Jérusalem et la déportation à Babylone vont donner un contact privilégié avec la théologie binaire du mazdéisme, religion marquée par son prophète, Zoroastre, qui va donner naissance plus tard au manichéisme dans l’ère chrétienne et qui donnera encore plus tard naissance aux Cathares. Cette théologie binaire voit le monde comme une opposition d’un principe bon et d’un principe mauvais et la nature physique comme une péjoration, comme un précipité de la lutte entre ces deux forces antagonistes que sont le bien et le mal. Au cœur de cette théologie, comme rapport entre le créé, vivant, concret, et les dieux, il y a les anges. Dans le mazdéisme, il y a une immense présence de tout un panthéon angélologique avec toutes les créatures ailées que l’on voit apparaître à cette époque-là.
Israël, en contact avec cette pensée, se met à découvrir, à prendre conscience qu’il y a en effet des anges. Avant, ils avaient une conscience diffuse, difficile à mettre par écrit ou à mettre en concepts et soudain ils comprennent, au contact de cette culture, qu’entre Dieu et nous, il existe tout un univers qui nous échappe. Et à partir de ce moment-là, cet univers qui nous échappe prend place dans la Bible sous la forme des anges. Cela vient de l’extérieur et de ce fait, cela rend la chose difficile à théoriser.
Il y a, notamment, dans l’AT, deux catégories d’anges, les chérubins et les séraphins. Les chérubins sont ceux qui gardent le jardin d’Éden et qui sont porteurs d’une épée (kereb). Ce sont plutôt des anges guerriers, ceux qui accompagnent le chemin d’Israël pour protéger ce qui est sacré. La deuxième catégorie que l’on voit souvent, ce sont les séraphins. Saraph en hébreu signifie brûler ; ce sont les brûlants. « Les séraphins se tenaient au-dessus de lui, ayant chacun six ailes, deux pour se couvrir la face, deux pour se couvrir les pieds, deux pour voler » (Is 6, 2). Il y a aussi le passage du serpent d’airain : « … et le Seigneur dit à Moise : fais toi un serpent brûlant, et dresse-le au sommet d’un mât. Tous ceux qui auront été mordus, qu’ils le regardent, alors ils vivront ! » (Nb 21, 8). Ce sont des mots poétiques ; on essaye de comprendre et d’expliquer mais il y a quelque chose qui nous échappe.
Le démon
Dans l’Ancien Testament apparaît aussi la notion de démon. Le plus important est de noter l’extrême sobriété de l’AT sur le diable. Il y a très peu de choses. Le but n’est pas d’expliquer qui il est ni de faire une théorie du mauvais ou une théorie du diable. Le but est de voir quel est le chemin de Dieu et de nommer les adversaires pour pouvoir les éliminer.
Ce prince du mal ou ce principe du mal, les hébreux le prennent aussi dans les mythes babyloniens et persans. À partir de la rencontre avec la pensée mazdéenne, ils vont découvrir qu’on ne peut pas dire que Dieu est le mono-principe systématique. Sinon, on met sur Dieu une causalité négative. Ils vont découvrir, et Dieu, par l’Esprit Saint, va révéler, qu’il y a une puissance qui agit sournoisement de manière adverse et qui va faire aussi des choses de son propre chef. On comprend peu à peu qu’il y a un adversaire, que Dieu n’est pas la cause du mal mais que cet adversaire veut contrevenir au dessein bienveillant du Père.
On va donner des noms à ce principe. Tout d’abord, Satan, mot hébreu qui signifie l’adversaire, celui qui s’oppose. Le deuxième mot qu’on emploie est diviseur, diable qui vient du verbe grec dia-ballein. C’est le mot inverse du mot symbole qui vient du verbe grec sum-ballein. Les symboles nous réunissent alors que le diable est celui qui désunit. On lui donne un autre nom encore, Lucifer. Ce nom est la traduction de la Vulgate du mot hébreu Heylel, nom donné dans Isaïe (Is 14,12) au roi de Babylone et qui signifie porteur de lumière. Ce sont les Pères de l’Église qui l’ont attribué au diable. Heylel signifie le brillant mais peut vouloir dire aussi le fanfaron, le flambeur. Il y a encore un autre mot pour le désigner, Belzébuth, qui veut dire « majesté des mouches » (2R 1, 2 ; Mt 12, 24). C’est une insulte. W. Golding reprend ce nom dans le titre d’un roman dans lequel des adolescents fondent une société basée sur la haine et la discrimination autour d’une idole qu’ils appellent la majesté des mouches.
Outre ces noms qu’on connait bien, il y a d’autres noms qui sont mentionnés dans l’AT mais qui sont vraiment secondaires, par exemple, le démon Lilith qui est une espèce de figure féminine qui apparaît dans Isaïe, Azazel, Deber et Qeteb, Reshef. Je les cite parce que, parfois, les jeunes se laissent tourmenter par toutes sortes de légendes urbaines, de pseudos légendes théologiques autour de ses noms là.
La perversion du serpent
Je vais entrer un peu plus dans le détail sur la figure du diable dans un passage qui me semble essentiel, le moment de la création. Gn 2,25 dit : « Tous les deux, l’homme et sa femme, étaient nus, et ils n’en éprouvaient aucune honte l’un devant l’autre ». On est à la charnière entre les chapitres 2 et 3 de la Genèse au moment où il va y avoir le drame du péché. Et Gn 3, 1 commence par une phrase intéressante : « Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit à la femme : « Alors, Dieu vous a vraiment dit : “Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin” ? ».
On trouve dans ces deux versets un jeu de mot très important qui nous échappe dans la traduction française. « Nus » et « rusé », c’est le même mot hébreu arom et par là on comprend que, dans la théologie vétérotestamentaire, le diable est fondamentalement celui qui est nu au sens d’avoir les yeux dessillés. Les rabbins disent que c’est un serpent parce que le serpent n’a pas de paupières. Le serpent est celui qui voit toujours tout, qui voit parfaitement. Adam et Eve sont nus, ils se montrent totalement tels qu’ils sont ; ils sont capables d’être livrés totalement l’un à l’autre, signe de l’harmonie absolue qui existe entre eux dans l’état premier de la création. Le diable va utiliser à son profit la nudité d’Adam et Eve car lui aussi a cette nudité, qui devient de la ruse.
Cela va lui permettre de lancer sa stratégie. C’est l’exagération d’Adam (il interdit à Ève de toucher l’arbre et pas seulement de manger son fruit) qui fournit au serpent la possibilité de convaincre Ève de goûter au fruit défendu. Voir le texte de Louis Ginzberg dans Les légendes des juifs. La logique du diable, c’est toujours d’exagérer le commandement divin pour nous faire tomber.
Nouveau Testament
Je fais juste un petit résumé des épisodes dans lesquels le diable apparaît face à Jésus. J’ai fait cette liste pour vous montrer que ce n’est pas non plus à toutes les pages de l’Évangile qu’on voit Jésus confronté au diable mais c’est quand même le récit de miracle qui revient le plus souvent. On a donc cinq sommaires chez Marc (par exemple, Mc 1,32-34) ; deux logia dans les trois Évangiles synoptiques : la controverse sur Béelzéboul et la mission donnée aux apôtres de chasser les démons ; six récits : dans les trois synoptiques, l’épisode de Gérasa et l’enfant épileptique, ensuite il y en a un chez Mathieu et Luc, la guérison de le fille de la Cananéenne, chez Marc et Luc, la guérison du possédé de la synagogue de Capharnaüm, ensuite, un épisode qui n’est que chez Mathieu, le démon muet, et que chez Marc, le sourd-bègue. Enfin, il n’y a aucun récit dans l’Évangile de Jean. Chez saint Jean, Jésus n’est jamais confronté au diable de manière explicite sous le mode de l’exorcisme. Mais c’est chez lui qu’on a les paroles les plus fortes. Jésus parle du menteur, père du mensonge et il enseigne sur la puissance du diable qui est le perdant puisque, dans l’Apocalypse, on a le combat cosmique contre le dragon.
Comme dans l’AT, le propos du Christ n’est pas de nous enseigner sur la nature du diable mais de nous démontrer qu’il est le perdant et que, par son action à lui, Jésus, le diable ne peut pas être le vainqueur. C’est en se confrontant au récit qu’on va trouver ce qui se passe dans ce combat spirituel entre le Christ et le diable.
J’ai choisi comme exemple le passage de l’exorcisme des démoniaques géraséniens (Mc 5,1-10). C’est un passage très typique des récits d’exorcisme car c’est un récit qui est dans la triple tradition synoptique et qui est construit chez saint Marc avec énormément de détails et d’éléments de construction qui permettent de comprendre beaucoup sur le diable. Je vais reprendre avec vous quelques éléments de ce texte.
Dans le récit précédent (chapitre 4), Jésus invite ses apôtres à aller sur l’autre rive. Il va y avoir le combat spirituel de Jésus avec la tempête. Il va apaiser la tempête. Chez saint Marc, c’est une démonstration par Jésus de sa force sur les forces chtoniennes, ces puissances qui sont à l’œuvre sans qu’il y ait une intelligence derrière (tremblements de terre, tempêtes, orages, etc.) et qui sont immaîtrisables. Or Jésus est capable de cela. C’est la marque qu’il va y avoir un épisode décisif. Jésus est accueilli par les éléments en quelque sorte.
Une rencontre va se faire en terre païenne, de l’autre côté de la mer. Il va chez ceux qui ne connaissent pas même la Parole de Dieu et là-bas, il va aller débusquer le Mauvais. L’homme qui vient vers lui a perdu son libre arbitre, sa face humaine puisqu’il habite parmi les tombeaux et que personne ne peut le maîtriser (le mot utilisé en grec désigne le fait de dompter un animal sauvage). Cet homme a perdu toute humanité car il habite au milieu de la mort, ce qui est pour les juifs la marque par excellence de celui qui n’est plus vivant. Pour les juifs, si on a touché un tombeau, on est impur ; vivre au milieu des tombeaux, c’est être séparé de ceux qui sont en contact avec Dieu. Il se lapide, or la lapidation est l’acte par lequel on met de côté en enterrant sous les pierres. Il se prosterne devant Jésus mais ce n’est pas une prosternation de respect, il se moque et il ment.
Jésus l’interroge sur son nom et il lui répond : « Mon nom est Légion car nous sommes beaucoup. » Il y a une ambiguïté fondamentale de nombre chez le diable. C’est pour cette raison que, dans la théologie, on parle des démons, du diable et qu’on ne sait pas exactement qui ni combien ils sont. Il y a un mystère fondamental de ce dénombrement. Le diable se dissimule, se cache, il est tout le temps derrière un masque. Il est insaisissable car il est toujours le masqué, celui qui ne veut pas dire qui il est et qui, même dans le nombre, se masque.
Ensuite, il y a le passage de la stratégie du diable avec les cochons. Pourquoi le diable demande-t-il à Jésus d’être mis dans les cochons ? Parce que, quand un troupeau de deux mille porcs tombe dans la mer, c’est une grande perte financière et une catastrophe écologique. Le diable semble gagner quand Jésus accepte d’envoyer les démons dans les porcs. Les gens du pays lui demandent de partir. Mais Jésus gagne toujours, il va aller bien plus loin que la stratégie du diable. Il va envoyer comme missionnaire celui qui a été soigné. Celui-ci raconte et tous sont dans l’admiration. Jésus n’est pas là pour faire des gestes de puissance choquants mais il vient pour qu’une parole soit dite et que les cœurs se tournent vers Dieu. La stratégie du Christ est gagnante car il sait où il va, il va vers la vie.
Théologie dogmatique
Je vais lire avec vous deux textes. Tout d’abord, un texte de K. Barth, dans Esquisse d’une dogmatique, que je vous conseille vivement de lire. C’est un petit livre de conférences qu’il fait à des étudiants à partir du Credo. C’est d’une limpidité totale. On dit qu’il est le plus catholique des théologiens protestants. Ce que dit K. Barth est toujours magnifique, plein de sagesse et d’un amour de la langue, qui est très bien traduit. Il dit ceci :
« L’homme se tromperait lui-même en refusant de reconnaître que ce monde qu’il comprend, notre monde, se trouve limité par un autre monde qu’il ne comprend pas. Nous devons être reconnaissants qu’il y ait toujours eu des poètes, des enfants et aussi des philosophes pour nous rendre sensible l’existence de cette limite supérieure. Ce monde terrestre n’est réellement qu’un aspect de la création ». Il dit cela avec tendresse, avec admiration. « L’homme lui-même est une créature située à la limite du ciel et de la terre, il est sur la terre et sous le ciel. C’est l’être capable de comprendre son milieu naturel, le monde d’en bas ; il lui est permis d’avoir prise sur ce monde d’en bas par ses sens et par son intelligence, en un mot de le dominer […]. C’est, dans le cadre qui est le sien, l’être libre par excellence. Mais il reste placé sous le ciel : vis-à-vis des invisibilia, des choses invisibles, incompréhensibles et inaccessibles à la raison, il demeure absolument impuissant et dépendant. L’homme prend vraiment conscience de sa situation de créature terrestre dans la mesure même où il reconnait son ignorance en ce qui concerne le monde céleste. Il semble que, dans la limite qui est la sienne, il ait pour fonction d’indiquer le monde d’en haut à celui d’en bas, d’être un signe de son propre destin, en fonction d’une relation dépassant infiniment celle figurée par le complexe ciel-terre. L’homme est, dans le cadre de la création, le lieu où la créature s’accomplit tout en se dépassant elle-même. L’homme est l’être capable de donner librement à Dieu la louange qui lui est due. »
Karl Barth, Esquisse d’une dogmatique, Delachaux et Niestlé, 1968, p.95-96
C’est magnifique. Barth nous explique que le « je crois en Dieu, créateur de l’univers visible et invisible » veut dire que je crois en un Dieu, créateur de l’univers compréhensible et incompréhensible. Les choses nous sont offertes et la science doit se déployer avec toute sa puissance et essayer de tout comprendre jusqu’au moindre degré de l’atome mais il reste un univers entier encore plus grand que la science ne pourra jamais décrire puisque ce sont seulement des cœurs ouverts qui peuvent le comprendre et le contempler. Et cela c’est merveilleux et c’est pourquoi Barth parle des philosophes, des poètes et des enfants. « Père, […] je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits » (Mt 11, 25). L’angélologie, c’est une contemplation émerveillée de ce qui nous échappe. Si on commence à faire des définitions des anges comme on le faisait au Moyen-âge, si on en reste là, on risque de dire des bêtises d’une violence inouïe. Il y des choses qui seulement se contemplent et se reçoivent. Cela peut paraître très insuffisant mais c’est apophatique, on ne peut rien dire de plus.
Dans un autre langage, c’est exactement le même propos qui est tenu par Karl Rahner. K. Rahner est un peu difficile à lire, mais lisez tout de même le Petit dictionnaire de théologie dogmatique. L’article « Anges » dit ceci :
« La considération de l’univers invisible empêche l’homme de rétrécir les dimensions de son univers; elle lui montre qu’il fait partie d’une communauté – communauté de salut ou communauté de malheur–plus vaste, qui n’est pas seulement celle des hommes.C’est par là seulement qu’on peut cerner de façon plus profonde ce que sont les anges : par le fond de leur être, ils appartiennent au monde,ils sont unis à l’homme par l’unité naturelle de la réalité et de l’histoire, ils ont, avec lui, une seule et même histoire de salut surnaturelle dont le Christ (pour les anges aussi) est la première réalisation et la fin ultime. De même que l’anthropologie théologique et la christologie sont essentiellement liées, l’angélologie, elle aussi,doit être comprise comme un aspect intérieur à la christologie,car les anges constituent par essence,un entourage personnel pour la Parole exprimée et « aliénée* » du Père, qui devient,dans la personne, Parole exprimée et écoutée. Leur différence par rapport aux hommes doit être comprise comme une modalité particulière (« espèce ») d’une réalité commune aux anges et aux hommes (« genre »), qui trouve elle-même son accomplissement le plus haut,par la grâce,dans la Parole de Dieu. C’est à partir de là qu’on comprend que la grâce des anges est grâce du Christ et que le Christ est le chef des anges, et qu’on saisit aussi l’unité originelle de l’histoire du monde et de l’histoire du salut, comme histoire des anges et des hommes dans leur dépendance réciproque,ainsi que la modification que subit le rôle des anges dans l’histoire du salut.»
K. Rahner, art.« Anges » Petit dictionnaire de théologie catholique
* Dans le sens latin de alienare : « rendre autre ».
Il y a quelque chose de naturel, de commun, il ne faut pas séparer les choses de manière brutale pour qu’elles gardent leur sens.
Voici un aperçu de la théologie catholique en ce qui concerne les anges. Il y a des quantités de livres.
Quelques éléments de théologie dogmatique sur le diable :
Le diable est une créature
Le diable n’est en aucun cas un « dieu du mal ». C’est un ange qui choisit de ne pas servir (voir chez Jérémie, Jr 2,20 : Non serviam), un ange qui refuse sa mission, qui refuse d’être porteur de Dieu et choisit d’être opposant à l’œuvre que Dieu lui proposait d’accomplir. Il n’est donc pas une personnification du mal. Le diable n’est pas une fiction, une invention littéraire pour faire peur aux petits enfants. Le diable est un ange, cela signifie qu’il échappe à notre vision mais il n’échappe pas à notre connaissance par la révélation que Dieu nous en fait.
Puis, « il est celui qui toujours nie » (Faust), celui qui est du côté du néant. À la suite de K. Barth, je fais une distinction entre le mal et le néant. Il y a des choses qui sont de l’ordre du mal et d’autres de l’ordre du néant, ce sont deux maux différents qui ne sont pas de la même nature. Il y a des choses qui sont de l’ordre de ce que K. Barth appelle un manque lié à la polarité du monde qui progresse du fait de sa nature même. Dieu, quand il crée l’univers, ne veut pas que tout soit terminé, il ne fait pas un monde fini mais un monde qui va d’un état vers l’autre (in statu viae : en chemin). La création progresse. Il faut que les continents prennent leur place, il faut qu’il y ait des tremblements de terre. Ces tremblements de terre font du mal mais le diable n’y est pour rien. Le diable est du côté du néant, ce n’est pas seulement le vide mais la négation. Le diable est l’empereur du néant alors que Dieu est le roi du Royaume des cieux. Dieu est du côté du positif, de ce qui avance et qui, parfois pour avancer, fait un peu mal. Il faut éviter le risque, très présent chez nos frères évangéliques, de penser que tout est la faute du diable (reductio ad demonium). Cette attitude est de l’ordre de la mythologie et de la superstition. Mais sans minimiser son rôle. C’est la position catholique qui n’est pas toujours évidente.
Il est l’ennemi
Ensuite, le diable, c’est l’ennemi. C’est très bien expliqué par Fabrice Hadjadj dans La Foi des démons. Le diable n’est pas un adversaire de Dieu à proprement parler, il n’est pas l’ennemi de Dieu. Il ne veut pas prendre la place de Dieu. Comme tous les anges, il connaît Dieu bien plus que nous et il sait que, par nature, Dieu est infiniment supérieur à lui. Ce que le diable vit, c’est une jalousie fondamentale, viscérale, terrifiante à l’égard de l’homme. Nous sommes des créatures physiques et spirituelles et il déteste cette unité-là qui attire Dieu dans un amour tel, qu’il vient partager cette nature bâtarde qui est la nôtre. Et le diable, qui a une conception aristocratique de sa nature spirituelle, trouve que c’est déjà infiniment vulgaire d’avoir fait un mélange spirituel/corporel et que si, en plus, Dieu vient là, c’est une horreur. C’est pour cette raison qu’il va venir tenter Jésus, pour que celui-ci regrette d’avoir pris la nature humaine. Paradoxalement, il cherche quelque part à s’attirer les faveurs de Dieu. Le diable est avant tout un adversaire de l’homme ; tout ce qu’il veut, c’est détruire l’homme et détruire le projet divin que l’homme soit en Dieu. C’est cela qu’il ne veut en aucun cas et cela sera toujours sa stratégie. Et, de ce fait, selon la définition de Serge-Thomas Bonino : « Il a préféré rester le premier dans un ordre inférieur, plutôt que d’être un parmi d’autres dans un ordre supérieur ». Au motif qu’il déteste l’homme, il est capable de renier sa propre nature.
Il est le vaincu
Sur cet aspect, on peut se reporter au Catéchisme de l’Eglise Catholique § 2853 :
« La victoire sur le « prince de ce monde » (Jn 14, 30) est acquise, une fois pour toutes, à l’Heure où Jésus se livre librement à la mort pour nous donner sa Vie. C’est le jugement de ce monde et le prince de ce monde est jeté bas (cf. Jn 12, 31 ; Ap 12, 10). « Il se lance à la poursuite de la Femme » (cf. Ap 12, 13-16), mais il n’a pas de prise sur elle : la nouvelle Ève, « pleine de grâce » de l’Esprit Saint, est préservée du péché et de la corruption de la mort (Conception immaculée et Assomption de la très sainte Mère de Dieu, Marie, toujours vierge). « Alors, furieux de dépit contre la Femme, il s’en va guerroyer contre le reste de ses enfants » (Ap 12, 17). C’est pourquoi l’Esprit et l’Église prient : « Viens, Seigneur Jésus » (Ap 22, 17. 20) puisque sa Venue nous délivrera du Mauvais. »
Catéchisme de l’Eglise Catholique § 2853
Théologie spirituelle
Stratégies du Mauvais
Je vais juste terminer en énumérant, dans les stratégies du Mauvais, les quelques lieux par lesquels il vient nous combattre.
Le diable est séducteur : il ne donne jamais, il ne respecte jamais ses pactes (voir Faust ou Le Moine de M. G. Lewis, le premier roman gothique publié à la fin du 18ème siècle, très glauque, à ne surtout pas lire).
Le diable est tentateur : il pervertit nos désirs bons car il vient soupçonner en nous les lieux qui sont le signe de la vie. Il détruit et nous fait soupçonner ce qui est bon dans l’ordre du rythme de vie, de la nourriture, de la sexualité. Notre monde est habité par la culpabilité dans ces domaines-là. (Cf. podcast de l’auteur : « Quand le corps est le lieu du combat »)
Le diable est menteur : il se cache et porte des masques. Quand on enlève un masque, il y en a un autre et cela à l’infini. Il est toujours un personnage, jamais une personne, il ne se montre pas. Il met en nous ces attitudes. Il nous enferme dans un regard déformé sur nous. Il nous empêche de juger de manière lumineuse.
Le diable est aussi diviseur : il divise entre moi et moi, entre moi et toi, entre moi et Dieu, entre nous et le créé ; il brise tout ce qui était uni à l’origine dans le plan divin d’unité et de paix.
Enfin, le diable est l’accusateur de nos frères, qui vient sans cesse soupçonner et rendre coupable. Ces deux péchés, le soupçon et la culpabilité, sont les deux péchés de notre époque.
Ces cinq points sont particulièrement sensibles chez les adolescents et chez les catéchumènes.
« Délivre nous du mal »
Nous sommes adversaires de l’Adversaire.
Quelques pistes : il faut enseigner la liberté comme ce qui se conquiert. La liberté est en genèse et au terme de soi c’est-à-dire que nous avons cet élan fondamental vers la liberté mais qui ne peut être acquise que si nous nous sommes battus pour l’avoir. Le combat fondamental est là : obtenir, acquérir, garder, conserver et sanctifier notre liberté.
Le signe que le combat mené est juste, c’est la joie. Saint Ignace de Loyola le dit bien : dans le combat spirituel, le signe que Dieu est là, c’est la joie. C’est parfois très ténu mais on sait quand on est dans la paix et la joie, quand on est du côté de Dieu.
Ensuite, nous faisons partie d’un combat qui nous dépasse, parfois on ne gagne pas mais nous savons que ce combat est remporté ultimement par le Christ. Il faut croire que toute part du combat est essentielle car nous sommes comme des combattants sur la ligne de feu et, si l’un d’entre nous tombe, d’autres risquent de tomber derrière. Notre force doit être grande pour tenir bon pour d’autres plus fragiles. C’est important dans nos petits combats du quotidien, dans notre volonté spirituelle d’être du côté de Dieu, que nous ayons à cœur de remporter ce que nous pouvons, tout en sachant que le reste sera remporté par Lui.
Dernière remarque : il a trois degrés de la possession, c’est-à-dire de l’action du diable sur nous : oppression, obsession et possession. L’oppression est ce qui vient de l’extérieur sur nous et qui est le signe du diable qui peut agir parfois même sur les événements et faire en sorte d’empêcher notre histoire d’être libre et heureuse.
L’obsession désigne des manifestations à l’intérieur de nous qui vont nous conduire au mal ou nous désespérer de nous-mêmes ou de Dieu.
Enfin, la possession, c’est ce qui conduit chez l’exorciste mais qui est rare. Il y a trois signes : la xénolalie (le fait de parler des langues étrangères, généralement l’hébreu et le latin), le fait d’avoir une force herculéenne (la tradition dit la force de cinq hommes vigoureux) et le fait de connaître des choses que seuls le prêtre ou l’exorciste peuvent connaître.
Père Gaultier de Chaillé, prêtre du diocèse de Versailles, vicaire de la paroisse de Conflans-Sainte-Honorine
Bibliographie : pour aller plus loin
- Anges et démons - Initiales n°249 : « La beauté du diable... », un article du père Gaultier de Chaillé
- « Satan, personne ou personnage ? » Mémoire de théologie dogmatique (Master 2) soutenu au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris par l'abbé de Chaillé
- Fabrice Hadjadj, La Foi des démons ou l'athéisme dépassé, Albin Michel, 2011.
- C.S. Lewis, Tactique du diable, Lettres d'un vétéran de la tentation à un novice, éd. Dmpreinte temps présent, 1957 (traduit en française et publié en 2010).
- L’Oasis n°11 : Libérés du péché
Un atelier, pour approfondir :
Que fit Jésus face aux stratégies et tentations du « Mauvais », le diable ?
Cet atelier, proposé dans le cadre de la session Le combat spirituel en catéchèse et catéchuménat, nous invite à nous confronter à deux deux récits particulièrement significatifs de ce combat du Christ. Pour apporter du relief à la découverte du texte, trois versions des deux textes sont proposées. A la suite de cette proposition d'animation, nous pouvons aussi prendre le temps de réfléchir à la présence et à la stratégie du diable en lisant l'intervention « Nommer le combat spirituel ».
Du même auteur :
Petite conversation sur le diable : un livre sur l’ange déchu Satan, son emprise et les mythes qui l’entourent
Le diable, folklore ou réalité ? Ce livre écrit sous forme de conversation entre un prêtre "expert du diable" et un jeune journaliste curieux de la culture dite "satanique" - car elle fait référence au diable (du Hellfest en passant par la série Lucifer ou au film Hellboy), fait le tour de nombreuses questions que l’on peut se poser sur le diable et les anges.
Satan, un « ami » qui vous veut du mal
Parlons du diable ! Existe-il ? Certains pensent que non, y compris des prêtres ! Qui est-il ? Quel est son pouvoir ? Au delà des images et des caricatures, l'abbé de Chaillé explique surtout que ce faux ami nous veut le plus grand mal.